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supplier, mais n’espère rien ; ton frère est un aristocrate, il la dansera comme les autres ! » Lady Mantz propose à Fleury de le sauver, mais il refuse de déserter. Peut-être ! S’il refuse le salut que lui offre une femme, il l’accepte d’autre part et quitte sa prison avant le 9 thermidor : M. Armand Lods a récemment découvert son ordre d’élargissement ; il est du 9 prairial an II (28 mai 1794). Et l’on n’avait pas besoin de cette preuve nouvelle pour affirmer que ses très amusans mémoires sont en plus d’une partie romancés[1].

Cependant le danger se rapprochait : la commission avait divisé les prisonniers en trois classes, marqué à l’encre rouge une lettre sur chaque dossier : G la mort, D la déportation, R l’acquittement. Six dossiers portaient le G fatidique, ceux de Dazincourt, Fleury, Louise Contat, Emilie Contat, Raucourt, Lange. Un post-scriptum laconique de Collot d’Herbois à l’accusateur public devait accélérer la mise en jugement : « Le Comité t’envoie, citoyen, les pièces concernant les ci-devant comédiens français. Tu sais, ainsi que tous les patriotes, combien ces gens-là sont contre-révolutionnaires ; tu les mettras en jugement le 13 messidor. À l’égard des autres, il y en a quelques-uns parmi eux qui ne méritent que la déportation ; au surplus nous verrons ce qu’il en faudra faire après que ceux-ci auront été jugés. »

C’est alors qu’intervint Charles-Hippolyte Delpeuch de Labussière[2] ; ce fantaisiste, cet inclassé dont la vie forme un roman tantôt gai, tantôt pathétique, qui mystifie la Révolution, le Comité de Salut public, rit de tout alors que personne n’avait envie de rire, emploie des moyens de comédie pour arracher à la mort tant de prisonniers et rencontre une petite reconnaissance pour de si grands services, cet homme étonne à une époque où l’extraordinaire même faisait le fond de notre histoire. Fils d’un pauvre chevalier de Saint-Louis, d’abord cadet du régiment de Savoie-Carignan, puis comédien au théâtre Mareux, petit spectacle bourgeois où s’assemble la meilleure compagnie, où il joue avec succès les niais et les bas-comiques, disant : « C’en est ! » avec un accent inimitable, il demeure toujours en dehors des cadres et des conventions, romanesque avec humour, n’obéissant qu’à lui-même,

  1. M. Laffitte a travaillé sur les notes et documens de Fleury, préparés par Alphonse de Beauchamp.
  2. Né en 1768, mort en 1808. — Charles ou Mémoires historiques de Labussière, rédigés par Liénart, jurisconsulte, 4 vol., 1804. — Mémoires de Fleury. — Arthur Pougin, Le Temps, 15, 17 janvier 1891. — Le Figaro du 13 au 20 avril 1890 : lettres de MM. Truffier et Sardou. — Revue d’art dramatique, 1791 : articles de MM. Armand Lods, Wallon et Henri Welschinger sur Labussière. — Journal des Débats du 5 messidor an X. — Étienne et Martainville. — Journal de Paris du 14 avril 1803.