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grève du capital, et les réformateurs de société auront été ainsi la cause inconsciente de la misère la plus effroyable qui puisse fondre sur un pays, celle du chômage qui, lorsqu’il dure et se généralise, défie tous les remèdes, intervention de l’État, mutualité, prévoyance et même charité.

Le second danger est plus grave encore. Depuis que l’humanité est entrée dans la phase de la civilisation, elle a toujours présenté le spectacle de l’inégalité des conditions, et cette inégalité a toujours été acceptée par ceux qui en étaient les victimes, parce qu’elle leur semblait une loi fatale. Le christianisme a pu adoucir quelques-unes des conséquences les plus douloureuses de l’état social, tel que le monde ancien le connaissait. Mais il n’a jamais prétendu le faire totalement disparaître, puisqu’il en cherche au contraire l’explication dans la chute originelle. Pour la première fois depuis dix-huit siècles, on vient dire à ceux qui souffrent que leurs souffrances sont injustes, qu’elles sont le résultat d’une organisation mauvaise, et en même temps on ne propose rien, absolument rien, pour porter remède à cette injustice et corriger cette organisation. Qu’arrivera-t-il ? C’est que ceux-là auxquels on tient ce langage imprudent finiront par perdre patience. Voyant qu’on ne fait rien pour eux et que les choses continuent du même train, ils seront en droit de croire que c’est mauvaise volonté de la part de ceux qui les auront leurrés de promesses, et ils essayeront de se faire justice eux-mêmes. Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire du monde que la société civilisée se trouvera en présence d’une insurrection du prolétariat. Depuis les guerres serviles de l’antiquité jusqu’à la Commune, en passant par la Jacquerie, ces insurrections n’ont jamais réussi, et elles ne sauraient réussir, car, s’il n’y a point de lois éternelles qui assurent l’hégémonie des nations, si des empires ou des royaumes peuvent être rayés de la carte politique du globe comme l’Empire romain ou la Pologne, il n’en est pas de même de la société organisée, qui ne saurait périr. Elle est en effet la forme nécessaire de l’inégalité providentielle ou fatale des conditions : on ne lutte point avec succès contre la nécessité. La société peut être ébranlée par la lutte, mais elle l’emporte toujours. A quel prix ? Il n’est pas besoin pour le dire de remonter bien loin dans notre histoire, il suffit de rappeler ce qui s’est passé il n’y a pas cinquante ans. En ce temps-là aussi des utopistes plus ou moins sincères avaient tourné les cervelles populaires en proclamant le droit au travail, comme on proclame aujourd’hui le droit au juste salaire ; d’excellens prêtres avaient cru également qu’en se faisant les auxiliaires du mouvement, ils le dirigeraient ; quelques-uns d’entre eux avaient