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que je pense tout cela ? — Pourquoi donc le dire ? — Parce que ce terroriste nous écoutait. — De qui donc veux-tu parler ? — De qui ? De ce petit Bouchez (le dessinateur du théâtre de la République)… Si je parlais autrement, il me dénoncerait aux Jacobins et me ferait guillotiner. — Lui ! Je vous croyais amis. — Nous amis, allons donc ! — Vous vous tutoyez. — Qu’est-ce que cela prouve ? Est-ce que tous les gueux ne se tutoient pas aujourd’hui ? — Soit, mais vous vous appelez amis. — C’est vrai encore, mais je ne l’aime pas plus pour cela, ce vilain homme. Ah ! que je l’hais ! que je l’hais ! que je l’hais ! Mais le voilà qui revient, je vais recommencer. » — Et il recommença.

La peur ! Elle hanta aussi l’âme de Talma, lorsque, les girondins proscrits, leur amitié devint un titre d’ostracisme, et qu’il se trouva directement en butte à l’inimitié jalouse de Robespierre. Pendant la Terreur, il priait ses amis de venir coucher chez lui, dans la fameuse chambre grecque, et de cette époque date peut-être cette tendance à la mélancolie qui le mettait sans cesse en face de la mort, qui lui montrait ses auditeurs prêts à descendre au cercueil pour l’éternité. Mais sa nature distraite, mobile, inconsistante reprenait le dessus ; il cherchait à oublier, saisissait avec avidité toutes les bonnes fortunes que lui ménageait son talent, et n’écouta jamais son ami Ducis qui le suppliait de donner une base solide à son bonheur par sa raison et sa conduite. Au milieu de ses nombreuses passades, il avait conçu une passion fort vive pour une jeune actrice du théâtre de la République, Mme Petit-Vanhove, aux charmes de laquelle Robespierre se serait, lui aussi, laissé prendre[1]. Un jour le tribun fit venir le tailleur du tragédien pour lui commander un habit ; croyant plaire à son client et se faire valoir, celui-ci lui propose un costume à la Talma : c’était une redingote courte à la polonaise, avec gilet en schall, pantalon juste, col découvert, chapeau relevé d’une plume. Mais, au nom de Talma, les traits de Robespierre se crispent, et de sa voix la plus haineuse il répète à plusieurs reprises : « Talma ! Talma ! — Je ne dis pas cela, citoyen ! » gémit le pauvre tailleur qui, tout éperdu, prend ses jambes à son cou et vient en toute hâte conter l’aventure à l’acteur. Mme Petit-Vanhove, avertie à son tour, supplia celui-ci de suspendre ses visites, feignit de fréquentes indispositions, chercha des protecteurs parmi les adversaires de Robespierre. Un

  1. Mme Talma, Études sur l’Art théâtral, p. 293 et s. — Arnault, Louise Fusil, etc. Hamel, Histoire de Robespierre. — Parfois on jouait chez Talma au tribunal révolutionnaire ; afin de s’exercer à cette mise en scène, Bonhomme, un grand terre-neuve, faisait le président : Marchenna était chargé de lui dicter ses décisions et lui pinçait l’oreille ou la queue pour qu’il aboyât, ce qui signifiait : Guillotiné.