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son journal qui ne vaut qu’un sou, et la question sociale est résolue, le sou supplémentaire devant servir à constituer à l’acheteur une pension de retraite. « Que faut-il pour réussir ? écrivait naguère le pieux fondateur de ce journal. Il faut nous demander les bulletins d’abonnement et les imprimés nécessaires. Il y va du salut de la France. » Je me serais reproché de ne pas appeler sur ces deux remèdes toute l’attention qu’ils méritent.

Parlons sérieusement, car il s’agit de choses sérieuses. Croit-on que ces chimères jetées en pâture à des intelligences troublées, cette rhétorique enflammée dont retentit parfois la chaire chrétienne, ces excès de langage devant lesquels certaines feuilles religieuses ne reculent pas, soient chose indifférente et inoffensive ? Ce serait une erreur. On court ainsi de gaieté de cœur au-devant de deux dangers que c’est un devoir de signaler. Le premier est de jeter dans le découragement ceux-là qui, au prix de pénibles efforts, et non sans préjudice pour leurs propres intérêts, s’efforcent sinon de résoudre le problème des rapports entre le capital et le travail, du moins de les adoucir. Or on m’a raconté que, naguère, entre industriels profondément chrétiens, s’était agitée la question de savoir s’ils ne s’entendraient pas pour mettre à la disposition des théoriciens du socialisme catholique une usine toute montée avec un fonds de roulement, en les sommant d’y mettre en pratique leurs théories sur les syndicats mixtes avec comité d’honneur et salaire familial. Si leur découragement se bornait à prendre cette forme, il n’y aurait que demi-mal ; car l’épreuve, pour être instructive, ne serait probablement pas longue. Elle durerait vraisemblablement aussi longtemps et donnerait les mêmes résultats que celle de la Mine aux mineurs, qui est tombée dans une effroyable anarchie. Mais ce découragement pourrait bien prendre une autre forme qui serait imitée par bien d’autres patrons, chrétiens ou non. Il y a quelques années, lorsque la crise agricole était au degré le plus intense, beaucoup de gros fermiers de la Beauce ou de la Brie, plutôt que d’engager à nouveau dans des exploitations agricoles les deux ou trois cent mille francs dont ils pouvaient disposer, préféraient les placer en rente et vivre chichement dans un petit chef-lieu de canton. Pareil phénomène pourrait bien se produire dans l’industrie, si l’on continue de dénoncer le capitalisme comme un régime barbare, et le patron comme l’ennemi. Ceux qui disposent du capital ne voudront pas l’aventurer dans des entreprises dont le profit de jour en jour plus incertain leur sera, en cas de succès, imputé à crime. Ils le porteront à l’étranger ou se contenteront d’en tirer un revenu modique. On se trouvera en présence d’une grève d’un nouveau genre, la