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catholique, le même prélat a dit : « Jusqu’au moment où la condition des ouvriers sera améliorée, il est futile de leur parler de vie surnaturelle et de devoirs. » Ainsi la notion que fidèles ou incrédules s’étaient faite jusqu’à présent du rôle de l’Eglise serait tout à fait erronée. Elle n’aurait pas pour tâche de promettre à la vertu une récompense dans le ciel, mais de lui assurer d’abord le bonheur sur la terre. Elle aurait tort de prêcher la résignation aux estomacs vides et son premier devoir est de chercher à les remplir. Si elle n’y réussit pas, il serait futile à elle de continuer à entretenir les gens de vie surnaturelle. Le devoir ne doit être prêché qu’à ceux auxquels le milieu où ils vivent le rend facile. À ce compte l’Eglise devrait donc modifier le texte d’une de ses plus belles prières : Ad te clamamus exiles et fientes in hac lacrymarum valle. Cette vallée de larmes doit devenir une vallée d’abondance où l’Eglise distribuera les biens. Quand elle aura pourvu aux besoins matériels, il sera temps pour elle de penser aux besoins spirituels.

Ceux qui dénoncent avec tant de violence les injustices de notre état social et qui, pour réparer ces injustices, font fi de la charité ont sans doute découvert quelque autre moyen d’y mettre un terme. En assignant à l’Eglise une mission si nouvelle et dont, soit dit en passant, il est étrange qu’elle ne se soit pas avisée plus tôt, ils doivent avoir eu soin de préciser les moyens qui sont en son pouvoir pour s’en acquitter. On pourrait le croire assurément, mais on se tromperait, et l’on demeure confondu lorsqu’on compare à la violence du langage l’inanité des remèdes. En matière aussi grave, il faut en effet serrer les choses de près et il ne suffit pas de s’en aller disant qu’au programme du libéralisme économique on opposera le programme de l’Evangile. En effet, si on ouvre l’Evangile, on y trouve deux paroles ; l’une est celle-ci : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous, » c’est-à-dire la perpétuité de la misère, et l’autre : « Donnez tout votre bien aux pauvres, et suivez-moi, » c’est-à-dire la nécessité de la charité. Mais en matière économique on n’y trouve point autre chose. Il faut donc préciser un peu, et les socialistes catholiques[1] l’ont bien

  1. Je me sers de cette expression, bien que ceux auxquels on l’a appliquée l’aient repoussée avec vivacité, surtout depuis que l’Encyclique a prononcé une condamnation formelle contre le socialisme. Ils sont assurément dans leur droit si l’on entend par socialistes ceux qui poursuivent la mise en commun de la propriété. Mais on désigne aujourd’hui plus généralement ceux-là sous le nom de collectivistes, et l’on appelle socialistes ceux qui considèrent la liberté comme l’ennemie et la réglementation comme le salut. Entendant ainsi le mot, l’instinct public ne s’est pas trompé en attribuant la qualification de socialistes à l’école catholique dont je parle, et tout en donnant acte de leurs protestations à ceux qui appartiennent à cette école, c’est ainsi, pour la clarté du discours et pour éviter une périphrase, que je continuerai à les désigner.