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que la bonne moitié d’entre eux est née aux alentours du camp. Ainsi la légion, à ce moment, se recrutait parmi les enfans de troupe ; on était soldat par tradition, de père en fils, et il tendait à se former une sorte de caste militaire où se recrutait la meilleure partie de l’armée et la plus saine. Les empereurs le voyaient avec plaisir, car c’était leur tendance d’enfermer tout le monde dans sa profession. On sait qu’ils finirent par décider que le fils d’un soldat serait soldat, comme son père ; mais les inscriptions de Lambèse nous montrent que les choses se passaient ainsi avant qu’ils ne l’eussent ordonné, et leur loi ne fit que confirmer une habitude plus ancienne qu’elle.

Ces inscriptions, dont le sol de Lambèse est couvert, nous aurions grand plaisir et grand profit à les étudier en détail ; rien ne nous ferait mieux connaître l’armée romaine dans son organisation et sa hiérarchie ; mais M. Cagnat a fait ce travail, et il n’est pas à refaire. Un autre intérêt, et plus grand peut-être, qu’elles ont pour nous, c’est qu’elles nous permettent de surprendre ce que d’ordinaire on ignore, ce que les livres ne nous apprennent pas, les sentimens véritables des soldats, ce qu’ils pensent de leur métier, les peines et les plaisirs qu’ils y trouvent. L’impression qui résulte des épitaphes de leurs tombes ou de ces dédicaces qu’ils inscrivent sur les monumens qu’ils érigent, c’est qu’en somme ils n’étaient pas mécontens de leur sort. Dans ce qu’ils nous disent, on ne retrouve jamais l’accent amer et menaçant que Tacite donne aux plaintes des légionnaires de Germanie dans les premiers temps de l’empire. Ceux de Lambèse paraissent aimer leurs chefs ; ils en parlent avec respect, ils se louent de leur justice et de leur bienveillance ; le service ne leur semble pas trop dur ; ils se plient sans murmurer aux exigences de la règle : il y en a même qui ont élevé des autels « à la discipline militaire ! » Lorsque, après vingt-cinq ans, le temps de la retraite arrive, ils ne quittent leurs camarades qu’avec chagrin ; avant de partir, ils aiment à dédier un petit autel au Génie de la légion ou de la centurie dans laquelle ils servaient, comme pour le remercier des jours heureux qu’ils lui doivent. Puis, quand ils le peuvent, ils ne s’éloignent guère du camp où ils ont passé leurs meilleures années ; ils s’établissent à Lambèse même, ou, si ce n’est pas possible, à Verecunda, à Thamugadi, à Mascula, dans le voisinage. Leur vieillesse est loin d’être sans ressources. D’abord ils reçoivent, avec leur congé, une somme qui est fixée pour les simples soldats à douze mille sesterces (2 400 francs) ; ils y joignent les économies qu’ils ont pu faire au service, et qui souvent ne sont pas sans importance.