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autres, administré par un conseil de décurions, par des édiles, des questeurs, des duumvirs, il devait avoir un caractère particulier : c’était une ville toute militaire, habitée surtout par des soldats, en activité ou à la retraite, et des officiers de tout grade. On avait longtemps défendu aux fonctionnaires romains, proconsuls, légats ou procurateurs impériaux, de se faire suivre de leurs femmes dans les pays qu’ils allaient gouverner ; mais avec l’empire on se relâcha de cette sévérité. Tacite nous a conservé le récit d’une discussion qui eut lieu à ce sujet dans le Sénat, sous Tibère ; un sénateur rigoureux, Cécina, demanda qu’on revînt aux anciens usages, sous prétexte que les femmes se mêlent de tout quand on les laisse faire, qu’elles sont un grand embarras par leur luxe, pendant la paix, par leurs frayeurs pendant la guerre. On répondit que, s’il y avait quelque inconvénient à les emmener avec soi dans les provinces, il y en avait bien plus à les laisser seules à Rome. « C’est à peine, disait-on, si, sous les yeux de leurs maris, elles se conduisent toujours honnêtement : qu’arrivera-t-il quand elles ne seront plus surveillées ? et comment pourront-elles supporter cette sorte de divorce, qui dure quelquefois plusieurs années ? » Ces raisons parurent convaincantes, et nous ne voyons pas que la discussion se soit renouvelée depuis cette époque. Ce qui est sûr, c’est qu’à Lambèse les femmes des légats de la légion accompagnent leur mari, et que nous les trouvons quelquefois associées dans les honneurs que les soldats rendent à leurs chefs. Naturellement les officiers suivaient l’exemple que leur donnait le général, et les soldats encore plus. Les inscriptions nous les montrent adressant des prières aux dieux, et leur élevant des autels, avec leurs femmes et leurs enfans. Ces enfans, en général, suivent la profession de leur père ; de même qu’on est marin dans les ports de mer, on voulait être soldat à Lambèse. On y a trouvé de longues listes de légionnaires qui se sont réunis, à diverses époques, pour témoigner leur reconnaissance au prince ou au légat. D’ordinaire ils ajoutent à leur nom la mention de leur pays d’origine[1], et l’on voit, dans les plus récentes,

  1. Ces listes ont pour nous cet avantage de nous faire connaître une conséquence très importante des réformes militaires d’Auguste. Du moment qu’un corps de troupes ne changeait pas de garnison et séjournait toujours dans le même pays, il devait se faire qu’il finit par s’y recruter. C’est ce qui est arrivé à la troisième légion comme aux autres. Dans les plus anciennes des listes trouvées dans le camp de Lambèse, nous voyons que les soldats qui forment la légion viennent d’un peu partout ; les autres ne contiennent presque que des Africains, ce qui est très significatif. Ainsi les Romains n’avaient pas cru devoir prendre de précautions contre le réveil de l’esprit provincial. Ils n’éprouvaient pas le besoin, comme on fait aujourd’hui en Italie, de dépayser les soldats des diverses provinces et de les disperser dans différens corps d’armée, de peur que, s’ils étaient réunis, il ne leur revînt à l’esprit quelque souvenir et quelque regret de leur ancienne indépendance. Ils avaient pleine confiance dans la force de cohésion de leur empire ; ils savaient que ces Africains, comme les Espagnols et les Gaulois, étaient devenus Romains.