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Il venait d’épouser la femme divorcée d’un de ses amis. C’est celui-ci qui a mené la campagne. La ruine de l’homme d’État est la vengeance du mari… Qu’une telle aventure fût une riche matière dramatique, je ne songe guère à le contester. On pouvait en tirer un tableau de mœurs. Le « procès de corruption » a révélé tout un état d’esprit, un système de gouvernement, et un mal social. D’où vient ce mal ? Quelles en ont été les causes ? Comment et jusqu’où s’est-il répandu ? Ce sera plus tard un beau sujet pour l’historien. M. Barrès, en le mettant, sans perdre une minute, à la scène, allait sans doute donner en pendant aux Effrontés une comédie plus âpre et un tableau de mœurs plus solidement peint. Il ne l’a même pas essayé. Où se passe sa pièce, dans quel temps, dans quelles circonstances et dans quel milieu ? Nous n’en savons rien. Elle serait parfaitement obscure et inintelligible si nous n’avions, pour suppléer aux indications qu’on ne nous donne pas, le souvenir des faits réels. — On pouvait faire une étude de caractère. Le député Thuringe est-il un homme d’ambition et un homme de plaisir, décidé à satisfaire ses passions par tous les moyens, hardi et cynique, joueur qui a joué le tout pour le tout et se tue ayant perdu la partie ? Cette figure de bandit politique aurait pu avoir de la grandeur. Ou Thuringe est-il de la foule de ceux qui, ayant vécu longtemps d’une vie obscure et studieuse, étaient mal préparés pour résister aux tentations et qui ont perdu la tête ? Il y aurait eu intérêt à suivre le travail qui se fait dans la conscience d’un honnête homme peu à peu démoralisé par une atmosphère spéciale. Mais on ne nous dit rien du passé de Thuringe ; nous ne savons pas comment il a été amené à commettre une action honteuse, et pas plus comment il se fait qu’il n’en puisse aujourd’hui supporter le déshonneur. — Ou encore on pouvait placer le drame dans l’âme de Mme Thuringe. Voilà une femme qui a fait ce qu’elle appelle « la démarche toujours grave pour une femme, de se donner deux fois dans sa vie. » Elle a quitté son premier mari dont elle avait un enfant et qui apparemment l’aimait puisqu’il la poursuit d’une si implacable haine. Elle s’aperçoit qu’elle l’a quitté pour épouser un voleur. Le nom qui maintenant est le sien est taché d’infamie. Quelle chute ! Quel désastre de toute une vie ! Quel châtiment ou quelle male-chance ! Quelles doivent être les tortures de cette âme déçue, humiliée, désespérée ! Mais Mme Thuringe traverse les trois actes de la pièce sans avoir l’air de se douter de ce qui s’y passe. — M. Barrès est muet sur tout ce qu’on aurait été curieux d’entendre. Et c’est donc qu’il n’a pas vu ou qu’il n’a pas su rendre ce que son sujet comportait d’intérêt humain.

M. Barrès n’a voulu que faire le drame de la peur. Si encore il l’avait fait ! À peine s’attache-t-il à décrire les sentimens par où passe Thuringe ; on n’est occupé dans cette pièce qu’à courir, comme dans