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l’énergie nécessaire du commandement. Certes, pour tout chef digne de ce nom, la vie et la santé des hommes doit être sacrée comme l’instrument même de la défense nationale ; mais pour que cette vie ne succombe pas aux premières fatigues de la guerre, pour qu’elle soit efficace aux jours de lutte, il faut que l’endurance de grandes fatigues soit devenue une habitude ; et la cruauté véritable envers les hommes et envers la patrie serait de ne pas préparer durant la paix les hommes au terrible effort que leur demandera la guerre. Par quelle température, des troupes dont les mouvemens seraient sans cesse subordonnés au chaud et au froid, consentiront-elles à vaincre ?


III

Si les griefs invoqués contre l’armée dans la littérature de caserne n’ont pas de base dans les faits, pourquoi cette littérature est-elle née ?

La qualité dont ces peintres de la vie militaire se piquent le plus est l’exactitude. Elle est en effet le mérite le plus nécessaire à ces sortes d’ouvrages. Or partout elle y manque, et de trois façons. Tantôt les faits sont exacts, mais les conséquences qu’on en tire sont fausses : les petites misères, les rudes caresses du métier sont transformées en injustices ou en épreuves intolérables. On demande des sels à la vue d’une ampoule, on souffre toute la retraite de Russie dans une engelure. Ces grands garçons ont pour eux-mêmes des entrailles de mère. Tantôt des abus qui forment l’exception sont présentés comme la règle. Tantôt enfin on dénonce des pratiques autrefois en usage, mais aujourd’hui disparues, et il semble que les écrivains soutiennent les griefs de leur père et de leur aïeul. Et ils ne paraissent pas de mauvaise foi. Ils ne sont pas vrais et ils sont sincères.

Toutes ces erreurs sont produites par le même état d’esprit : les hommes qui aspiraient à faire œuvre d’histoire sont dominés par leur imagination, et cette imagination grandit à leurs yeux la tristesse des choses. Ces livres sont des accès du pessimisme contemporain.

Veut-on mesurer à quel point il change la couleur et la proportion des faits ? En même temps que paraissent les témoignages des soldats d’aujourd’hui sur l’armée actuelle, ont été fort à propos livrés au public quelques mémoires de vieux soldats sur les armées de la Révolution et de l’Empire. Que l’on compare les récits des deux époques. Pour les anciens, tout ce qui est douleur, obstacle, épreuve, est soulevé, entraîné, oublié, chéri presque dans