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effort naturel et continu, à éliminer de l’armée toute pratique contraire à la santé, à la dignité, à l’intérêt des soldats. Un pays où existent à la fois le service obligatoire et le suffrage universel tend à adoucir sans cesse la rigueur de la vie militaire. Là en effet les excès de souffrance ou d’autorité ne sauraient rester sourds, inconnus, par suite durables ; ils frappent des soldats qui seront citoyens demain, ils menacent tous les citoyens qui demain seront de nouveaux soldats. Un désordre général et sérieux dans l’institution militaire soulèverait donc plus que tout autre abus, non seulement les hommes, mais les mères, les femmes, toute l’opinion. Il occuperait aussitôt la presse, il trouverait sa condamnation à la tribune nationale ; ceux qui subissent la loi comme soldats, étant maîtres de la loi comme électeurs, rien de ce qu’ils estiment injuste ou trop rigoureux ne saurait durer.

Or, depuis que fonctionne l’armée nouvelle, la masse des citoyens qui forment aujourd’hui le peuple français a passé dans les rangs. Quelques libelles répètent en vain le cri d’alarme et de haine, l’opinion ne leur a jamais fait écho. Ou cela prouve qu’il lui plaît d’être humiliée et de souffrir, et elle est héroïque ; ou cela prouve que l’existence sous le drapeau est supportable, et l’armée n’est pas barbare. Lequel croira-t-on ? Pour dire toute la vérité, si un péril menace sous le présent régime, ce n’est pas la cruauté de la discipline, c’est son relâchement. On sait l’aventure de ce saint qui, voulant fonder sur une vie rude le salut des moines ses disciples, les pourvut de cordes et de martinets. Pour laisser libres jusqu’aux excès de zèle, il avait ordonné que chaque religieux se flagellât lui-même. Le fouet tomba en caresses sur les épaules. Instruit par l’expérience, le saint disposa que chacun flagellerait son voisin ; de ce jour l’austérité de la règle fut fondée. Nous en sommes à la première manière, arbitres de la discipline à laquelle nous obéissons : la sensiblerie des familles et la mollesse des appelés suffiraient pour enlever à la vie militaire son nerf. Plus d’une fois quelques accidens, des insolations, des syncopes, des congélations, inévitable tribut payé par la faiblesse de quelques-uns à l’entraînement, même modéré, des masses armées, ont fait l’objet de réclamations injustes et trop écoutées. Chose remarquable, même quand elles n’égaraient pas le bon sens public, elles inquiétaient l’autorité militaire. Telles prescriptions ministérielles ou de tel général à propos des manœuvres, ont pris jusqu’au superflu soin de mettre les troupes à l’abri du soleil ou de la pluie, et l’on voit à la manière dont, dans certains corps, on ménage les marches, on allonge les haltes, on allège le sac, combien la crainte du journal ou du député fait vaciller parfois