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quintessence les métaphysiciens d’autrefois, ont relégué au rang des vieilleries la notion de Dieu et ont entrepris de substituer à l’antique explication providentielle du monde une explication mécanique et fataliste. Prenant comme point de départ l’audacieuse hypothèse de Darwin sur la transformation et le progrès des espèces par la concurrence et le combat pour la vie, ils tiennent cette hypothèse pour démontrée et l’appliquent aux progrès de l’humanité. Ces progrès ne pourraient s’opérer que de la même façon, au prix des mêmes combats. Pour eux le faible c’est donc l’ennemi : il est légitime qu’il soit écrasé par le plus fort, et toute tentative pour lui venir en aide ne fait, en prolongeant la lutte, que retarder le bien général. Dans une pareille conception du monde, quel rôle peut jouer la charité ? Elle aussi, elle est l’ennemie ; car elle est la complice du faible dont elle prend la défense contre le fort. Et ce n’est pas là une conséquence excessive que tirent de la doctrine des disciples maladroits et compromettans. Le maître l’a dit ! Le maître, c’est Herbert Spencer, l’inventeur de la doctrine, dont en France, comme en Angleterre, l’influence a été si grande depuis vingt ans sur les jeunes esprits : « La pauvreté des incapables, la détresse des impuissans, l’élimination des paresseux et cette poussée des forts qui met de côté les faibles sont les résultats nécessaires d’une loi générale, éclairée et bienfaisante. »

Si cette pauvreté, cette détresse, cette élimination, sont des résultats bienfaisans, la charité serait assurément mal venue à intervenir pour y porter remède. Qu’on ne se figure pas non plus que l’illustre philosophe recule devant les conséquences extrêmes de sa doctrine. Il est trop bon logicien pour cela et il raille avec une verve impitoyable ceux qui, en présence de quelque grande calamité publique, proposent d’ouvrir, une souscription nationale sans réfléchir aux conséquences que les retraits de fonds exercent sur l’encaisse des banques. Ainsi, quand au moment de la guerre entre le Nord et le Sud des États-Unis, des milliers et des milliers d’ouvriers et d’ouvrières du Lancashire se virent par le chômage exposés à mourir de faim, à la lettre, et quand, entraînés par un magnifique mouvement de charité, banquiers, grands seigneurs, patrons eux-mêmes, à moitié ruinés, s’unirent dans une souscription publique destinée à faire vivre ces malheureux, ils avaient grand tort ; ils auraient dû laisser leurs cadavres joncher les routes et ne pas compromettre l’encaisse des banques.

Le second groupe des adversaires de la charité est recruté parmi ceux que j’appellerai, faute d’un meilleur mot pour les désigner, les philanthropes. Il y a, en effet, toute une école de publicistes qui, sans méconnaître la nécessité d’un ensemble de mesures