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condamne. Il était sceptique, souvent hostile aux croyances, philosophe de chambrée, et fier de ne pas s’incliner devant la plus haute autorité que reconnussent les autres hommes. L’armée ne cherchait, ne retrouvait Dieu qu’à l’heure du danger, et sa foi aurait pu prendre pour symbole ce temple de Janus qui restait fermé dans la paix et s’ouvrait seulement dans les jours de guerre. Où cette société puisait-elle l’idéal, dont nulle ne peut se passer sans se corrompre ? Dans le culte passionné de la vaillance ; dans la fidélité aux compagnons, aux chefs, au drapeau, à travers le péril, jusqu’à la mort ; dans la religion de l’honneur. Une telle armée élevait l’art de tuer et de mourir à la perfection, mais cette perfection était chèrement achetée. Elle changeait et amoindrissait la conscience de l’homme, elle lui apprenait à revêtir des vices comme l’uniforme de la bravoure, ses vertus n’avaient pas d’emploi dans la société civile, ses défauts y étaient un désordre, et elle demeurait également redoutable à ses ennemis et à la France, parce qu’elle produisait tout ensemble et dans une seule coulée, comme inséparables l’un de l’autre, comme nécessaires l’un à l’autre, l’héroïsme et l’immoralité.

Si la conduite des guerres a toujours exigé les dons les plus puissans de l’intelligence, l’intelligence servait peu à la masse des officiers et des soldats. Durant de longues années les instrumens de combat avaient peu changé, la tactique ne variait guère, et dans les corps de troupes chacun répétait durant toute sa carrière ce qu’il avait une fois appris. Avec des soldats de métier, ce savoir fixe était obtenu avant qu’une faible partie du service fût achevée. Il fallait pourtant les occuper, les fortifier par la pensée qu’ils progressaient toujours. De là l’attention portée aux minutieux détails, la recherche de perfections imperceptibles dans les attitudes et les mouvemens, le zèle de développer dans l’homme les qualités d’une machine ; de là cette répétition indéfinie de ce qui était connu jusqu’au dégoût ; de là une monotonie active qui laissait vide la cervelle du soldat, engourdissait à la longue celle de l’officier, et en lui, comme en certains dévots, éteignait le sentiment des vrais devoirs par la superstition des petites pratiques.

Ces pratiques auraient suffi à rendre dure la vie du soldat : son sort était aggravé par la rudesse acquise comme une vertu par les officiers, et cette rudesse était accrue par la nature des troupes auxquelles ils commandaient. Jeunes ou vieux soldats étaient fournis par la classe la plus ignorante, la plus inculte de la nation. L’officier ne sentait jamais le besoin de s’élever lui-même pour rester au-dessus d’eux, il avait sans cesse la preuve que le savoir le plus simple n’entrait pas, sinon à grands coups, dans ces pauvres