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tradition fausse. Et cette tradition fait, de ceux qui obéissent, des patiens, et, de ceux qui les commandent, des bourreaux.

Enfermons donc notre examen dans les limites que l’attaque a tracées. Examinons si l’armée condamne les Français à la souffrance physique, à l’abaissement intellectuel, à la dégradation morale. Prouvons que si, à certaines époques, quelques-uns de ces abus ont existé, on a choisi, pour les donner comme l’expression de la vérité présente, le moment même où ils disparaissaient.


II

Il y a deux sortes d’armées : les armées nationales, où tous les hommes valides d’un pays sont appelés à le défendre, les armées de métier où la défense du pays est la profession d’un certain nombre seulement.

La France a connu d’abord et longtemps les premières. Sous le régime féodal, chacun devait combattre pour son seigneur : c’eût été la nation armée si dans la féodalité il y avait eu une règle et dans la France d’alors une nation. Le pouvoir qui représentait l’unité, la royauté, voulut opposer aux vassaux indociles et aux ennemis extérieurs une force plus sûre, plus aguerrie, toujours prête. Elle créa l’armée de métier qui devint l’instrument de sa grandeur, survécut à la Révolution française, demeurait encore intacte dans la confiance publique au printemps de 1866, et dans nos lois militaires après nos défaites de 1870.

L’idée maîtresse de l’institution était que la puissance n’est pas dans le nombre, mais dans la qualité des troupes. On considérait que la métamorphose de l’homme en soldat est une œuvre difficile, une victoire de l’éducation sur la nature, que par suite les armes devaient être une profession pour les militaires de tout grade, et puisque chaque jour l’expérience augmentait leur mérite, on cherchait à les retenir sous le drapeau, tant qu’ils étaient valides. En fait, cette portion permanente et volontaire ne suffisait pas à fournir les quatre ou cinq cent mille hommes qui formaient alors l’armée : chaque année elle recevait cinquante à soixante mille conscrits désignés par le sort et résolus à « ne faire que leur temps ». Mais ce temps était long, cette petite portion de conscrits entrait dans la masse solide et ancienne comme une pâte dans un moule et recevait aussitôt une forme, était pénétrée par des traditions.

Ces traditions faisaient de l’armée une société distincte de la grande. Elle se jugeait la plus nécessaire, puisqu’elle maintenait l’autre en ordre et en sûreté ; elle tenait pour inférieure cette autre qui, avide d’intelligence et de richesse, dédaignait le bien principal,