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LES ENNEMIS DE L'ARMÉE


I

Avez-vous vu dans les journées chaudes et lourdes un taureau piqué des taons ? Ils l’accompagnent de leur nuée bruyante, tandis qu’il traîne la charrue. Sa force ne lui sert de rien contre eux, et ils volent à leur gré, de ses membres que le travail occupe à sa tête immobile sous le joug. Lui, trace son sillon, d’un pas égal, et on le croirait insensible si de petites gouttes de sang ne disaient qu’il soutire et ne se plaignaient pour lui.

Ainsi un monde ailé et venimeux s’agite autour de l’armée. Une littérature est née qui, sous prétexte de peindre les mœurs militaires, les insulte et, sous prétexte de juger les officiers, les calomnie. Son aiguillon est une plume et ses bourdonnemens se croient des pensées. Vouée à la défense des autres, l’armée n’a pas le droit de se défendre elle-même. Elle se tait donc, mais elle entend, et parfois se demande s’il est juste qu’elle souffre toujours, de l’ennemi durant la guerre, et des siens durant la paix.

Aux champs, lorsque l’essaim est trop nombreux et trop tenace, le laboureur cueille à la haie prochaine une branche de saule ou de houx : promenée sur les flancs du patient serviteur, elle suffit à chasser les mouches jusqu’à l’heure où l’ombre engourdit leurs ailes et endort leur importunité. Ne couperons-nous pas aussi notre branche de houx ?

Car il ne s’agit pas ici de livrer bataille à tous les ennemis de l’armée. Dans le monde où l’on pense, elle a contre elle trois sortes d’adversaires, fort inégaux de taille et de griefs. Les premiers condamnent son principe : ils tiennent pour illégitime la force, qu’elle représente. Les seconds condamnent son objet : ils