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Pratiquement et politiquement, cette preuve de capacité, savoir lire et écrire, est dangereuse. Vous ferez signer une demande d’inscription sur les listes électorales. Mais que va-t-il se passer ? Le paysan qui jadis a peut-être su écrire tant bien que mal, mais qui n’en a plus l’habitude et dont on doit tenir la main pour lui faire tracer gauchement les lettres de son nom, ne se dérangera pas ; en revanche, le jeune ouvrier socialiste couvrira les registres de son paraphe triomphal. » C’est de quoi M. van Houten a peur et à quoi il ne veut pas entendre. Il le dit hautement et clairement, de sa parole âpre et mordante, suivant du doigt, syllabe par syllabe, le texte de la constitution, montrant, dans l’article 80, d’abord les inclusions et puis les exclusions, et, s’il est un peu pointilleux, comment le reprocher à un jurisconsulte ? et, s’il est un peu pessimiste, comment en vouloir à un philosophe qui a si longtemps et si soigneusement étudié Schopenhauer[1] ?

Mais, au point de vue parlementaire, voilà, entre M. Kerdijk et M. van Houten, la gauche coupée en deux tronçons. Il n’y a que trois ans, et moins encore sans doute, M. Kerdijk et M. van Houten semblaient, comme les doigts de la main, inséparables. Tout conspirait à les unir, jusqu’à des goûts communs et une commune tournure d’esprit. Ils étaient tous les deux libéraux radicaux, et l’on ne savait lequel était le plus libéral, ni lequel, le plus radical des deux. La seule différence que M. van Houten lui-même aperçût entre M. Kerdijk et lui, c’est qu’il voyait poindre dans son ami des germes de socialisme d’État. Quant à lui, il tournait plutôt (si j’ose le dire, mais on n’ose vraiment plus employer le mot à propos du plus honnête homme du monde, qui recommande de traiter les anarchistes comme des fous) à une espèce d’anarchisme doctrinaire, libérâtre et scientifique. Depuis 1890, les germes de socialisme d’État ont, en M. Kerdijk, accompli ou, du moins, poursuivi leur évolution et M. van Houten, poussé par l’inflexible rigueur des raisonnemens, est allé de plus en plus vers la liberté absolue. Le projet de loi électorale a souligné les divergences : à M. Kerdijk est restée l’épithète de radical ; M. van Houten est devenu parlementairement un libéral conservateur, plus près de M. Roëll que de M. Kerdijk, et cependant il n’a pas changé. L’accusation d’avoir changé, qu’il croit sentir flotter autour de lui et que tant d’hommes politiques supportent sans indignation, probablement parce qu’ils la méritent, lui serait infiniment pénible, parce qu’il tient par-dessus tout à ce

  1. M. S. Van Houten est l’auteur d’un opuscule remarquable, écrit en allemand : Le principe de causalité dans la science sociale (Das Causalitäts-Gesetz in der Socialwissenschaft), Harlem et Leipzig, 1888.