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s’engager sur le Rhin en laissant derrière lui un ennemi dangereux ou tout au moins gênant. Deux ans plus tard l’obstacle n’existait plus : l’indépendance lorraine avait succombé.

L’influence de l’ère Joseph n’a pas toujours été aussi heureuse : dans une circonstance grave il a contribué à égarer le jugement de Richelieu. Les passages de la Valteline avaient été perdus pour la France à la suite du traité de Monçon. Il s’agissait de les reprendre. Nous manquions alors de généraux. Le maréchal de La Force, le compagnon d’armes du roi Henri IV, le bonhomme La Force, comme on l’appelait, était vieux et fatigué. Guébriant et Turenne en étaient encore à leurs débuts. Un seul Français paraissait en état de diriger une armée : c’était Henri de Rohan, l’ancien chef du parti protestant, celui qui, dans les dernières prises d’armes de ses coreligionnaires, avait tenu tête successivement au connétable de Luynes et à Richelieu. Vaincu après une belle résistance, Rohan s’était incliné devant la nécessité. Il avait fait sa soumission à l’autorité royale et l’avait faite loyalement, ne réservant que sa liberté religieuse et les droits de sa conscience. C’était un noble caractère et un cœur généreux. On pouvait se fier à lui. Appelé au commandement de l’armée de la Valteline, il conquit rapidement le pays. Malheureusement la confiance qu’on lui avait d’abord témoignée ne dura pas. Richelieu avait une nature soupçonneuse : il croyait aisément à la trahison. Le Père Joseph n’aimait pas le duc de Rohan ; il ne lui pardonnait pas d’avoir résisté à toutes les promesses et même à celle de l’épée de connétable pour rester fidèle à sa foi religieuse, lorsque d’autres chefs du parti protestant avaient mis leur conversion à un bien moindre prix. Ni lui ni le cardinal ne souhaitaient assurément l’insuccès de l’entreprise sur la Valteline ; mais leur méfiance se trouva d’accord avec l’avarice du surintendant Bullion pour mesurer parcimonieusement au malheureux général les secours en hommes et en argent dont il avait besoin. Le manque de ressources ayant amené un désastre qu’on devait prévoir et qu’on aurait pu empêcher, on s’en prit à lui. Il fut appelé en France, et des mesures furent prises pour l’arrêter à son retour. Rohan devina le projet ou en fut averti par sa femme et par les amis qu’il avait à la cour. Il se réfugia dans le camp de Bernard de Saxe-Weimar auquel l’unissaient la similitude des opinions religieuses et une vieille amitié. Weimar s’était mis depuis plusieurs années, avec son armée, à la solde de la France, mais il jouissait d’une demi-indépendance et ses soldats lui étaient entièrement dévoués. Près de lui Rohan était en sûreté. Il prit part comme volontaire à la campagne commencée Contre les villes forestières.