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sorte d’abdication de son pouvoir et de sa volonté au profit de son principal collaborateur. La vérité, la voici. Richelieu, valétudinaire de bonne heure, atteint d’une infirmité plus pénible que dangereuse, sur laquelle s’est exercée la verve gauloise de ses contemporains[1], trouvait commode, autant pour se réserver du temps que pour ménager sa santé, de laisser à un homme investi de toute sa confiance, non pas la direction de la politique générale, comme le croyaient les observateurs superficiels, mais le détail absorbant des audiences et des négociations.

On connaît la politique suivie par Richelieu depuis sa rentrée au ministère, en 1624, jusqu’à sa mort. Cette politique, qui pendant dix-huit ans ne s’est pas démentie un seul jour, a-t-elle pu être empruntée par lui au Père Joseph ? Les faits répondent d’une manière éclatante à cette question. Le Père Joseph avait fait de la politique pour son propre compte avant 1624. On n’ignore pas quelles étaient ses idées, quels projets il avait conçus, quel but il poursuivait. Grouper toutes les forces de la catholicité en formant une ligue entre la France, les deux branches de la maison d’Autriche, le saint-siège et la Pologne ; mettre cette ligue au service d’un vaste système visant tout à la fois à extirper l’hérésie des États européens et à reconquérir sur les Turcs Constantinople, la Grèce et les Lieux-Saints, tel était le rêve grandiose qu’avait fait le capucin et dont il espéra pendant plusieurs années la réalisation. L’accueil que ses projets rencontrèrent à la cour de Madrid était de nature à l’attrister, mais non pas à le décourager. Il était de ceux qui aiment la lutte : il l’a prouvé dans tout le cours de sa vie. Livré à lui-même, il aurait continué à marcher dans le même sens. Or la voie où il s’était engagé conduisait à un but absolument opposé à celui de Richelieu. Elle aboutissait à fortifier l’influence austro-espagnole au lieu de l’affaiblir. Nos adversaires le comprirent un peu trop tard pour eux. En 1625, au moment des premiers démêlés de la France avec la maison d’Autriche, un capucin italien, le Père Valeriano Magni, au service de l’Empire et créature de Wallenstein, apportait à notre diplomatie un projet de confédération européenne reproduisant, avec quelques modifications, celui du Père Joseph. La ligue aurait mis sur pied une armée de cent vingt mille hommes divisée en trois corps de quarante mille chacun et à laquelle auraient concouru dans des proportions égales la France, l’Allemagne et l’Italie. « Les chefs de ces trois corps étaient déjà désignés : c’était le grand-duc Léopold pour l’Italie, le duc de Bavière pour l’Empire, le duc de

  1. Hæmorrhoïci sanguinis fluxus