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prédécesseurs, soit vénitiens, soit ombriens ! Comme il s’entend à disposer les masses, à provoquer les contrastes, à mettre du mouvement dans les terrains qui se succèdent, animés et impétueux comme les vagues de la mer ! Un instant, ces montagnes déchiquetées, avec les maisons qui s’échafaudent les unes derrière les autres, m’ont induit à croire que le maître vénitien avait subi l’influence d’Albert Dürer, qui, dans ses dessins et ses gravures, a affectionné les mêmes motifs ; mais aucun doute n’est possible : de même que Léonard de Vinci, le Titien a pris pour modèles les rochers de dolomite du Frioul, ces rochers découpés en silhouettes étranges et pittoresques. Il sait d’ailleurs se passer, quand il le faut, et des montagnes et des lacs et des panoramas. Le site le plus modeste suffit à son ambition. Prenons son Noli me tangere, de la Galerie nationale de Londres : au centre, un pin d’Italie qui domine tout le paysage ; à droite, un coin de village, qui n’est nullement idéalisé ; au fond, la mer. Rien de plus vrai, rien de plus simple, sobre et grandiose.


Les dernières années du Titien s’écoulèrent heureuses, paisibles, au milieu d’unanimes témoignages de vénération. Le maître avait à la fois à faire face aux commandes du dehors, à ses obligations de peintre officiel, charge qui n’était pas précisément une sinécure, et aux exigences d’amis indiscrets, tels que l’Arétin ; aussi travailla-t-il jusqu’à la veille de sa mort.

Pour triompher de cette verte vieillesse, il ne fallut rien moins que la peste ; elle enleva le 27 août 1576, à l’âge de 99 ans, le vétéran de la peinture vénitienne. Après un désarroi facile à comprendre (Horace, le fils du Titien, ayant succombé en même temps, la maison restée déserte fut livrée au pillage), Venise tint à proclamer combien elle devait à son glorieux concitoyen. Malgré la violence de l’épidémie, elle lui fit les funérailles les plus solennelles ; les chanoines de Saint-Marc portèrent le cadavre en grande pompe, sur une gondole, dans l’église des Frari, où il fut enseveli dans le voisinage d’un de ses chefs-d’œuvre, la Vierge de la maison Pesaro. Ce n’est toutefois que dans notre siècle, de 1838 à 1852, qu’a pris naissance le monument qui marque la place où repose le plus grand des peintres vénitiens.


VIII

Cette esquisse de l’œuvre du Titien serait trop incomplète si nous n’essayions de déterminer ses qualités maîtresses par rapport aux Écoles florentine et romaine ; en un mot, si nous ne placions le prince des coloristes italiens du XVIe siècle en