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abonde en attitudes dramatiques, dignes d’un tel modèle ; ces attitudes sont toutefois infiniment moins forcées que dans les peintures de la Sixtine.

Le plus grand tableau du Titien ainsi que de toute l’Ecole vénitienne, — et ce n’est pas peu dire, — la Présentation de la Vierge au Temple, forme à la fois le triomphe de la mise en scène et du coloris ; tout y est digne d’admiration : l’éclat et la fermeté du ton, à la fois frais, savoureux et éblouissant, ce noble paysage, cette architecture grandiose, cette foule mouvementée, en qui l’émotion et l’enthousiasme débordent.

C’est ici le moment d’analyser la manière de composer du Titien ; je ne saurais mieux en faire ressortir les particularités qu’en prenant l’art de l’ordonnance au point où l’avait laissé Raphaël. Si l’auteur de la Dispute et de l’École d’Athènes avait porté cet art à sa perfection, il avait également, surtout dans ses dernières productions, laissé quelques exemples d’un groupement plus ou moins incohérent. Sans remonter jusqu’au Triomphe de Galatée, où les figures ne se relient véritablement pas assez les unes aux autres, quel manque d’unité dans l’Incendie du Bourg ! Ces lacunes devaient paraître d’autant plus sensibles que la science du coloris, qui seule pouvait les masquer, allait en s’affaiblissant chez les peintres de l’Ecole romaine. Quant aux peintres de l’Ecole de Parme, à commencer par le Corrège, l’ordonnance ne fut jamais leur fort.

Dans cette heure de crise, les Vénitiens recueillirent la succession qui risquait de tomber en déshérence. Le Titien, le premier, mit dans ses compositions un mouvement et en même temps une harmonie inimitables. Comparez sa Présentation de la Vierge au Temple aux plus belles pages de son maître Jean Bellin, quel abîme entre l’œuvre du cinquecentiste et celle du quattrocentiste ! Voici enfin l’artiste, le poète, le dramaturge, qui sait disposer ses masses, mouvoir ses personnages, graduer l’action, prodiguer les contrastes, opposer, par une de ces inspirations que Rembrandt retrouvera au siècle suivant, à une foule compacte une petite fille, en simple robe bleue, gravissant seule, avec une assurance enfantine, les degrés de l’escalier au sommet duquel se tient le grand-prêtre ! Le Titien ne tire pas moins de parti de l’architecture, qui est bien autrement développée que chez les Primitifs, et surtout que chez Giorgione. Dans la Présentation, elle forme un crescendo jusqu’au temple, dont les marches occupent le premier plan. Le fond est resté libre et laisse une échappée sur un beau paysage sillonné de rochers pointus. Les fabriques n’écrasent donc point les personnages : elles les élèvent, les grandissent, les mettent en relief.