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Le chef-d’œuvre du maître en ce genre, Jupiter et Antiope, au musée du Louvre, accorde une place plus large à la mise en scène. Au pied d’un arbre s’est endormie la belle Antiope ; s’approchant de la dormeuse, Jupiter, sous la forme d’un satyre, soulève la draperie qui la recouvre ; plus loin se tiennent un chasseur, une couple de chiens en laisse ; puis un satyre et une nymphe ; au fond, une chasse ; dans les airs, Cupidon lançant une flèche. La composition est véritablement brillante ; elle réunit, à un paysage puissant et grandiose, des attitudes animées, un coloris aussi fin que chaud. Remarquez le contraste si heureux entre le torse brun du satyre et la carnation blanche d’Antiope, artifice d’ailleurs absolument loyal, et qui nous prouve avec quelle habileté les Vénitiens cherchaient à relever leurs tableaux par les oppositions de tons les plus tranchées. Sans la pleine possession de tous les secrets du coloris, il eût été impossible de multiplier ainsi les dissonances, sauf à les fondre ensuite dans une harmonie générale.


À cette première période appartiennent encore deux tableaux célèbres entre tous, relevant, l’un de la peinture religieuse, l’autre, de la peinture allégorique.

On a souvent prétendu que le Christ au denier, le chef-d’œuvre du musée de Dresde, avait été peint pour le château de Ferrare, où, par une association d’idées choquante, il aurait été exposé dans la même salle que les Bacchanales. Il faudrait, dans cette hypothèse, admettre qu’il est postérieur à l’année 1516. M. Morelli, d’accord, pour une fois, avec MM. Crowe et Cavalcaselle, affirme qu’il remonte plus haut et qu’il a pris naissance en 1508.

Il est à peine besoin de décrire cette page, tant elle est fameuse : Le Christ, à mi-corps, figure aussi majestueuse que sereine, pleine de tendresse et de grandeur, prononce les mots : « Rendez à César ce qui est à César, » tandis que son doigt, légèrement tendu, indique la pièce de monnaie que lui montre son interlocuteur, un pharisien aux traits rusés et énergiques. C’est tout un drame que cette juxtaposition de deux acteurs ; un de ces drames intimes, mis on honneur par Léonard de Vinci dans la peinture de Sainte-Marie des Grâces ; un sourire, la contraction des sourcils, un geste, y suffisent pour traduire, soit les luttes de l’âme, soit de sublimes doctrines. Moins encore que la Cène de Léonard, le Christ au denier trahit l’effort : il semble venu d’un jet ; la noblesse des attitudes n’est égalée que par leur aisance. Quelle souveraine distinction surtout dans la pose de la main du Christ, dans cette sorte d’abandon qui caractérise les natures d’élite, et qui jure avec la tension ou l’affectation dès lors inséparables de l’Ecole florentine !