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jusqu’à la hanche, et le Couronnement d’épines, du musée du Louvre, un buste de Tibère, avec l’inscription Tiberius Cæsar. Dans la Présentation de la Vierge au Temple, de l’Académie de Venise, on découvre, à droite, au premier plan, un torse revêtu d’une cuirasse, au second plan, une statue debout sur une console, au fond, un obélisque surmonté d’une boule. Des chapiteaux historiés témoignent également de l’imitation des modèles antiques. Enfin, dans le célèbre tableau de la galerie Borghèse, l’Amour sacré et l’Amour profane, le sarcophage procède plus ou moins directement de prototypes romains. Mais toutes ces reproductions manquent de caractère et plus encore de conviction.

Dans l’interprétation même des sujets, le peintre vénitien n’affiche pas moins d’indépendance. Qui ne s’aperçoit que ses illustrations de la mythologie ou de l’histoire romaine n’ont plus rien à faire avec les patientes et ardentes investigations à la façon de Mantegna, avec les pieuses et éclatantes évocations à la façon de Raphaël dans l’École d’Athènes ou le Parnasse ! Le Titien n’est jamais allé au fond de ces données, si riches en enseignemens : il n’y a vu que des prétextes à représenter des corps nus, des Amours qui folâtrent, des divinités sur des nuages. Rien ne prouve avec plus d’évidence le manque absolu d’études historiques, que l’absence, dans cet œuvre immense, d’une véritable page d’histoire : une telle mise en œuvre eût demandé au maître trop de recherches, trop de lectures : il ne s’y essaya pas. Aussi bien le temps n’était-il plus où les artistes et le public éprouvaient une sorte de respect religieux devant les dieux et les héros de l’antiquité, devant cette civilisation si miraculeusement ressuscitée. Le Titien, partageant l’indifférence de ses contemporains, ne s’en servit plus que comme d’un arsenal d’allégories et d’emblèmes, d’un arsenal qui offrait des ressources infinies pour donner plus d’éclat à ses compositions, pour en rehausser la mise en scène.

Tel est le point de vue auquel il faut se placer pour apprécier le célèbre tableau du musée de Madrid, Vénus et Adonis. La composition est des plus simples : la déesse, assise et se montrant de dos, se retourne pour saisir par la taille Adonis qui s’apprête à partir pour la chasse, le javelot dans une main, la laisse des chiens dans l’autre. Le torse de la déesse est fort beau, moins savamment modelé que chez Michel-Ange, mais tout aussi sûr. Quant à la figure de son amant, elle a quelque chose à la fois de robuste et de fier : je ne saurais mieux la comparer qu’à certains types du Sodoma, tels que le Saint Victor du Palais public de Sienne. Eros, sommeillant sous un bouquet d’arbres, complète la scène. Ce n’est au fond qu’une idylle, mais elle est exquise.