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de ses peintures, convaincu que l’excellence de l’exécution suffirait pour révéler la main de l’exécutant. Mais c’est surtout si l’on s’attache à la conception des sujets que le novateur prend plaisir à fouler aux pieds toute tradition.

Il fut le premier dans cette voie, mais il ne fut pas le seul. Autant, jusque vers le milieu du XVe siècle, ses compatriotes avaient montré d’attachement pour l’iconographie sacrée, en dignes héritiers des Byzantins, autant ils mirent tout à coup d’ardeur à sacrifier symboles et attributs. Ces émancipations tardives sont d’ordinaire les plus radicales. Bientôt certains d’entre eux traitèrent les sujets consacrés par une vénération séculaire avec une liberté, je devrais dire une frivolité, dont rien n’approche. Que d’innovations dans leur manière de présenter aux fidèles les scènes de la vie du Christ, de la Vierge, des martyrs ! Nous assistons tour à tour aux efforts tentés pour renforcer l’émotion chez les spectateurs (en 1531, le marquis Frédéric de Mantoue demanda au Titien de lui peindre une Madeleine lacrimosa più che si pùo), à des applications trop pratiques, ou à un dédain profond vis-à-vis de toute propagande religieuse : la théorie de l’art pour l’art ne l’emporte que trop souvent sur la tradition iconographique, sur les règles élaborées avec tant de scrupules par les trecentistes, Giotto en tête, puis reprises et réformées avec tant d’intelligence par Raphaël.

De même que l’histoire sainte, la mythologie ou l’histoire romaine fournirent à Giorgione le prétexte de compositions dont les qualités techniques faisaient à coup sûr le principal prix. Il peignit une Vénus couchée dans un paysage, en compagnie d’un Cupidon tenant un oiseau, une Naissance de Paris, la Rencontre d’Enée et d’Anchise aux enfers, et une infinité de scènes analogues destinées surtout à la décoration des coffres de mariage.

Bientôt, toutefois, les tableaux de genre, dans lesquels il se sentait mieux à l’aise, des concerts, des idylles, reléguèrent dans l’ombre les dieux, les héros, ou les saints. C’est que, chez Giorgione, non moins que chez le Titien, il faut sans cesse, pour employer les expressions de M. Lafenestre, « faire la part au lyrisme ardent et vague d’une belle jeunesse enivrée de vie, d’amour et de beauté. » Le premier, Giorgione peignit des scènes qui ne tenaient ni de la religion, ni de la mythologie, ni de l’histoire, ni de l’allégorie, quelque chose comme des romans ou des nouvelles ; et ces scènes, il les traita dans les dimensions et dans le style jusqu’alors réservés à la peinture historique. À cette catégorie d’ouvrages appartiennent les Trois Astrologues du musée de Vienne, la Famille de Giorgione de la galerie Glovanelli, à Venise, le