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l’huile. » À cette information si précise, que répond M. Morelli, le chef de l’école hypercritique qui a tant fait parler d’elle pendant un temps en Allemagne ? « Le récit de Vasari, que Giorgione aurait puisé dans les peintures de Léonard de Vinci le secret de sa nouvelle manière de peindre, n’est qu’une des nombreuses légendes issues d’un patriotisme de clocher. Où Giorgione aurait-il vu de son temps à Venise des tableaux de Léonard ? »

J’admire cette façon péremptoire d’affirmer et de nier. Ah ! si M. Morelli, au lieu d’avoir été un Suisse naturalisé Italien, avait eu la France pour patrie, que de sarcasmes ne lui aurait-on pas prodigués, de quelle légèreté ne l’aurait-on pas taxé ! Comment ! il soutient que Giorgione n’a jamais eu l’occasion de voir de peintures de Léonard, alors que nous savons par d’indiscutables témoignages que le fondateur de l’Ecole milanaise a séjourné à Venise pendant les premiers mois de l’année 1500, alors que cette poursuite ardente du clair-obscur et du relief forme précisément le trait dominant des deux maîtres ?

Venise d’ailleurs est-elle si éloignée de Milan, les relations entre les deux cités étaient-elles si rares à cette époque, que les originaux du Vinci ou des copies de ces originaux n’aient pas pu tomber sous les yeux de Giorgione ? Un des meilleurs élèves du grand peintre florentin, Andréa Solario, n’avait-il pas fait, dès 1490, un séjour prolongé dans les lagunes ? Bien plus, en remontant plus haut encore, le maître ou plutôt le compagnon d’armes de Léonard, le grand sculpteur florentin Andréa Verocchio, n’avait-il point passé des années à Venise pour y modeler la célèbre statue équestre du Colleone ? Son enseignement y aurait-il passé inaperçu ? Si Vasari se trompe quant aux dates, en rattachant à une discussion avec Verocchio l’exécution du tableau dans lequel Giorgione, comme il a été dit, montra une figure sous trois aspects différens (Giorgione ne comptait qu’une dizaine d’années au moment de la mort de Verocchio), il a raison quant à l’influence même exercée à Venise par l’auteur du Colleone.

Il serait facile, je crois, de découvrir d’autres analogies encore entre les deux maîtres et, partant, une preuve de plus de l’action exercée par le plus âgé sur le plus jeune, quelle que soit au reste la différence entre leurs palettes. Nous savons, grâce aux documens découverts par M. Luzio, que Giorgione peignit dans ses dernières années deux tableaux della Notte, c’est-à-dire avec des effets de nuit. Or, dans l’enseignement qu’il donnait à son académie depuis près de quatre lustres, Léonard avait fait la place la plus large aux recherches sur la lumière et sur l’ombre, notamment sur le clair-obscur (il chiaro e l’oscuro),