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III

Jean Bellin peignait encore comme avaient peint les Primitifs, que déjà, depuis un certain nombre d’années, Giorgione, Sebastiano del Piombo, ce Vénitien devenu Romain, et le Titien avaient réalisé les miracles que l’on sait, qu’ils avaient uni, à la chaleur du coloris, la liberté de l’ordonnance ou l’éloquence des expressions.

Quelle vision de gloire et d’infortune n’évoque pas ce nom de Giorgione ! Giorgio Barbarelli, surnommé il Giorgione, c’est-à-dire le grand Georges, eu raison de sa haute stature, naquit à Castelfranco, sur le territoire de Trévise, en 1477 ou 1478 (date révoquée en doute, mais sans fondement, à mon avis, par MM. Crowe et Cavalcaselle). De même que Léonard de Vinci, il eut pour mère une paysanne ; son père, au contraire, Jacopo Barbarelli, appartenait à une famille noble, qui ne dédaigna pas, après la mort de l’artiste, de revendiquer pour elle la gloire de celui qu’elle avait refusé de reconnaître de son vivant, et qui donna place à ses cendres dans la sépulture héréditaire. Les manières de Giorgione annoncèrent de bonne heure une nature d’élite. Elevé à Venise, il ne tarda pas à briller dans la société, grâce à l’habileté avec laquelle il jouait du luth. On se rappelle que Léonard de Vinci, Sebastiano del Piombo et tant d’autres peintres durent également une partie de leur succès à leur talent de musicien.

En même temps que la musique, Giorgione, heureusement pour sa gloire, cultivait le dessin. Il fit ses premières armes sous la direction de Jean Bellin, mais ne tarda pas à voler de ses propres ailes. En comparant ses ouvrages à ceux de son maître, on est bien plus frappé des dissemblances que des analogies. Autant il y a de minutie dans les toiles de Bellin, autant il y a d’indépendance, on serait tenté de dire de désinvolture, dans celles de son élève. Giorgione parvint, — c’est un contemporain qui s’exprime ainsi, — « à mettre tant de morbidesse dans son coloris, à rendre ses ombres tellement vaporeuses, que, de l’aveu unanime, il fut jugé le peintre le plus capable d’animer les figures et d’imiter la fraîcheur des chairs. »

Avec de telles préoccupations, la pratique du dessin, cette pratique encore si chère aux deux frères Bellin, qui nous ont laissé des études non moins poussées que celles des Florentins, ne pouvait que péricliter. Giorgione avait pour principe que procéder à l’aide des couleurs seules, sans tracer d’abord un croquis sur