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attitudes calmes et recueillies, l’Incrédulité de saint Thomas, Tobie et l’Ange ; il s’est attaqué plus rarement à des scènes impliquant un certain mouvement : la Nativité, le Baptême du Christ, la Pietà. Mais quelle candeur et quel charme n’y déploie-t-il pas ! Que de recueillement dans les figures, quelle limpidité dans le coloris, quelle poésie dans les paysages empruntés aux montagnes du Frioul, quelle distinction de pensée et de style ! En un mot, comme l’idée est assimilée et mûrie !

A l’encontre de Cima, Carpaccio est avant tout une nature profane, à la façon de Gentile Bellini. Pour donner sa mesure, il a besoin d’une brillante mise en scène, de costumes pittoresques, de riches accoutremens, je dirai presque de clinquant et de panaches. Observateur vif et spirituel, très habile arrangeur, on peut ajouter peintre de race, il ne se plaît qu’au genre descriptif ou narratif : se concentrer n’est pas son fait, ni s’affliger non plus ; il l’a bien montré dans son Massacre des dix mille chrétiens, peint en 1515 (à l’Académie des beaux-arts de Venise). Impossible de ressentir moins d’émotion et de montrer plus d’ennui. Le spectacle de ces supplices horribles, — corps cloués sur des croix, attachés par les poignets à des arbres ou criblés de flèches, — nous révolte parce qu’il a été composé à froid. Carpaccio a en outre échoué, lui l’habile coloriste, dans sa tentative pour relier ces épisodes ; ils forment autant de tableaux détachés, sans lignes d’ensemble et presque sans perspective.

À ces maîtres, dont plus d’un prolongea son existence jusque dans le second tiers du XVIe siècle, il est intéressant d’opposer leur contemporain et émule Lorenzo Lotto. Je ne connais pas d’exemple plus saisissant de la métamorphose d’un Primitif en un champion de l’Age d’or. Ses premiers tableaux, notamment le Saint Jérôme du Louvre, ont toute la fermeté et toute la précision des quattrocentistes ; ses derniers, toute la souplesse, toute la morbidesse d’un art parvenu à son apogée. Quelle force d’abstraction Lotto ne devait-il pas posséder pour faire ce brusque retour sur lui-même ! Il n’était guère plus jeune que les autres sectateurs des Bellin, puisqu’en 1500 il peignait déjà le tableau du Louvre, et cependant son évolution fut si complète qu’il se présente à nous sous deux faces en apparence inconciliables et contradictoires, et qu’à tout instant nous nous demandons si nous n’avons pas affaire à deux artistes différens.