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l’intervention d’un artiste de génie tel que Mantegna. Or, l’idéal des frères Bellini était bien ailleurs.


II

Rien de plus honorable, je devrais dire de plus héroïque, que la vie de Jean Bellin. Ce fut une lutte de tous les instans. Elevé à l’école des austères peintres de Murano, encore à demi byzantins, il éprouva des peines infinies, tout comme son jeune ami Albert Dürer, à atteindre à l’ampleur et à l’harmonie. Trop souvent ses figures demeurèrent maigres, son groupement heurté. Où il triomphe, c’est dans les scènes calmes et sereines : la Vierge regardant avec tendresse l’enfant Jésus, lui apprenant à marcher sur une balustrade (musée du Louvre), ou encore recevant l’hommage de saints groupés autour d’elle, les uns qui la contemplent avec vénération, les autres qui se livrent à de graves entretiens ; d’où probablement le titre de Santa Conversazione, Sainte Conversation, donné à ce genre de tableaux.

Quelle est donc en dernière instance, me demandera-t-on, la part contributive de Jean Bellin dans la constitution d’une Ecole spécifiquement vénitienne ? Se serait-il borné d’aventure à s’assimiler les conquêtes réalisées soit par les Flamands, soit par les Muranistes ? Ce rôle d’intermédiaire et d’appropriateur est en effet celui dont il s’est le plus utilement acquitté. Il a réussi à se faire une palette, sinon plus chaude, du moins plus vibrante que celle des Ombriens, tout en conservant un fonds de fermeté qu’il devait peut-être aux enseignemens de son père et de son beau-frère. Mais, malgré ce labor improbus, malgré un effort qui se renouvela périodiquement jusqu’au dernier jour de sa longue carrière, malgré d’incontestables conquêtes, ce vaillant ancêtre conserva toujours quelque chose de sec, de timoré, d’archaïque.

Ce que serait devenue la peinture vénitienne sans l’apparition de novateurs de génie, les œuvres d’une série d’élèves de Bellin, — Cima da Conegliano, Carpaccio, Marco Basaiti, Vincenzo Catena et divers autres, — nous l’apprennent surabondamment. Jetons, à titre de contre-épreuve, un coup d’œil sur ces artistes incontestablement très distingués.

Le pur et suave Giovanni-Battista da Comegliano (ville des environs de Trévise), plus connu sous le nom de Cima da Comegliano, dont les ouvrages s’échelonnent de 1489 à 1508 environ, est la plus pure émanation de Jean Bellin. Il semble n’être jamais sorti du domaine de la peinture religieuse, peignant avec amour des Madones, des Saintes Conversations, des Saints, dans des