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Quoique Pétrarque et Bessarion eussent légué à la République vénitienne leurs précieuses collections de manuscrits ; quoique Cosme de Médicis l’eût dotée d’une superbe bibliothèque, construite sur les plans de Michelozzo ; quoique l’imprimerie y eût rapidement pris racine, à peine quelques patriciens se livraient-ils à l’étude en guise de délassement. Aux approches du XVIe siècle seulement, le Florentin Aide Manuce et Bembo provoquèrent une certaine agitation.

Dans son ingénieuse et suggestive étude sur Averroès et l’averroïsme, Ernest Renan affirme que la renaissance des lettres ne fut pas étrangère à l’essor de l’Ecole vénitienne. Tandis que l’hellénisme, déclare-t-il, se manifestait à Florence par un retour vers Platon, il s’annonçait à Padoue, à Venise et dans le nord de l’Italie par le retour au texte vrai d’Aristote. Et plus loin il ajoute que l’art vénitien, « fidèle à ces prémisses, se distingue non par la recherche de l’idéal, mais par la fermeté de l’action. » Il semblerait effectivement que nulle cité ne dût mieux se prêter à l’essor des facultés critiques. Venise était le dernier asile de la liberté de penser. Les presses des Alde, des Giunti, défrayaient d’in-octavo le reste de l’Italie, on serait tenté de dire le reste du monde. Nulle part ailleurs l’Inquisition n’eut à compter avec une résistance aussi opiniâtre. Au nom des droits imprescriptibles de la pensée, l’Arétin y trouvait un refuge au même titre que Fra Paolo Sarpi, l’audacieux historien du concile de Trente.

Mais malgré mon admiration pour l’illustre érudit et penseur, il m’est difficile de m’associer à ses conclusions. Ce qui dominait dans l’état d’âme des Vénitiens, abstraction faite de l’énergie qu’ils apportaient dans leurs entreprises politiques ou commerciales, c’était la mollesse et l’indolence ; et, de même, ce qui domine dans leurs œuvres d’art, c’est tantôt le lyrisme, tantôt la fantaisie. Rien de plus flottant d’ordinaire que l’action dans les compositions soit du XVe, soit du XVIe siècle ; chez les peintres de l’Ecole de Murano aussi bien que chez Jean Bellin, elle pèche régulièrement par l’indécision ou même par l’invraisemblance. Ces maîtres se plaisent à juxtaposer des personnages plus ou moins graves, sans chercher à les relier à l’aide d’une donnée commune, d’un mutuel intérêt. Mais si nous nous attachons aux œuvres de Giorgione, des Palma, de Bonifazio, c’est encore bien pis : nous nous trouvons en face d’impressionnistes, étrangers atout ce qui constitue la vie réelle ou l’observation objective.

Proclamons-le hautement : pour triompher de l’hostilité ou de l’indifférence à l’égard des leçons de l’antiquité, ces leçons qui se traduisaient partout par la netteté et la précision, il eût fallu