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réminiscences flamandes ne sont pas moins sensibles. Le chef-d’œuvre de Carpaccio, l’Histoire de sainte Ursule, pourrait tout aussi bien avoir été peint à Bruges qu’à Venise. Giorgione lui-même, le novateur par excellence, a parfois rendu nommage aux Flamands. On en jugera par ce trait : Jean van Eyck avait peint pour le cardinal Octavien un Bain de femmes, dans lequel, à l’aide d’un miroir réfléchissant son image, il avait montré une des baigneuses à la fois de face et de dos. Or, qu’entreprit Giorgione ? De peindre une figure nue entre deux miroirs et une fontaine, de telle sorte qu’elle se montrait dans le tableau de dos, dans la fontaine de face et dans les miroirs de profil. Les données du problème ne sont-elles pas identiques ?

Il n’y eut pas jusqu’au Titien qui ne réclamât parfois le concours de ces hôtes du Nord. Ayant à peindre une Fuite en Égypte, il prit chez lui plusieurs peintres flamands (Vasari dit tedeschi), qui excellaient, comme on sait, dans la représentation de la verdure et du paysage. Quelque incroyable que paraisse cette assertion, il faut bien ajouter foi au témoignage d’un contemporain aussi bien informé que l’était Vasari. Ainsi voilà un esprit synthétique tel que le Titien, habitué à voir les choses en grand, dans leur ensemble, et qui ne dédaigne pas de demander des leçons à ces analystes à outrance !

Mais il y avait autre chose encore que les relations fortuites créées par le commerce dans ces analogies entre la peinture flamande et la peinture vénitienne. A Venise, Taine l’a démontré dans ses pages étincelantes sur la cité des Doges, le sens de la vision rencontre un autre monde : « Au lieu des teintes fortes, nettes, sèches, des terrains solides, c’est un miroitement, un amollissement, un éclat incessant de teintes fondues qui font un second ciel aussi lumineux, mais plus divers, plus changeant, plus riche et plus intense que l’autre, formé de tons superposés dont l’alliance estime harmonie. » Ce n’est point, à coup sûr, un effet du hasard si à Venise, à Bruges ou à Amsterdam, les peintres ont vu de même, ici, la couleur éblouissante du Midi, là les brumes lumineuses du Nord.

Autant le milieu vénitien se prêtait à l’assimilation des élémens germaniques, — dont il ne devait d’ailleurs pas tarder à corriger la vulgarité en y substituant la distinction et l’ampleur, — autant il se montrait réfractaire à la propagande classique. De tout temps Venise manqua de cette solide et généreuse éducation sur laquelle s’appuyait la civilisation du reste de l’Italie. Point d’université (le centre universitaire le plus rapproché se trouvait à Padoue), point d’encouragemens officiels aux sciences ou aux lettres.