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Il n’a tranché que dans notre chair. Les plaies qu’il a faites se sont refermées. Echappée à ses terribles mains, la France s’est retrouvée vaillante et forte. Le crime d’avoir avili l’âme de son peuple, qui oserait dire que Napoléon l’a commis ?

Il n’est pas même exact de prétendre que tout ce sang qu’il a fait couler crie malédiction contre lui. Ceux qui l’ont versé pour cet homme ont été moins ses victimes que les enthousiastes confesseurs de sa grandeur surhumaine. Allez demander à Lasalle, à Marbot et aux autres s’ils songeaient à se plaindre parce qu’on mourait jeune aux côtés de l’empereur ! Grâce à lui, la mâle allégresse de l’action faisait de leur courte existence un long enchantement. Leurs minutes étaient plus pleines que nos jours. Ces jeunes hommes ne regrettaient rien en tombant, car ils avaient vécu plus et mieux que les vieillards d’un autre temps, ils avaient épuisé la vie. Leur sang, dans lequel on veut noyer sa gloire, ce n’est pas pour cela, c’est au contraire pour la proclamer qu’ils l’ont répandu. L’invoquer contre lui, c’est falsifier un document, c’est altérer le sens d’un témoignage irrécusable. Et ce témoignage dit clairement : « Loué soit jusqu’à la consommation des siècles le magicien qui nous a fait vivre le plus beau rêve que des hommes aient jamais vécu ! Pour lui nous mourions avec joie, parce qu’au degré d’amour où nous étions montés, le sacrifice entier de nous-mêmes à notre dieu pouvait seul assouvir cet amour, — et aussi parce que nous sentions que, par la vertu de ce sacrifice, le plus obscur d’entre nous devenait le collaborateur d’une œuvre immortelle ! »

L’histoire bourgeoise, l’histoire positiviste d’aujourd’hui, — d’une vue si courte et d’une si pauvre psychologie, — triomphe, quand elle a dressé dans ses vaines statistiques le compte des existences qu’il a moissonnées. Elle ignore que la guerre a sa fonction ici-bas, et que cette fonction n’est pas uniquement malfaisante. L’orage brise des branches, déracine des arbres, ravine le sol. Mais il purifie l’air. Ainsi fait la guerre. Elle détruit dans l’ordre matériel ; dans l’ordre moral, souvent elle restaure. Les mâles vertus qu’un peuple asservi à d’égoïstes et grossiers appétits laissait tomber dans l’oubli, — et qui sont la condition même de son existence, — la guerre les ranime, les remet dans leur lustre. Et elle arrache ainsi ce peuple à la décomposition lente qui le minait ; elle le meurtrit, mais elle le régénère.

Sans doute Napoléon a trop aimé la guerre. Qu’on dise donc si l’on veut que cet homme fut la Mort. Mais il fut la Vie également, et à un degré non moins éminent. En regard des hécatombes qu’exigeaient les grandioses et folles conceptions de son