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irrésistible séduction. — « Voilà donc, pensons-nous, ce que nous étions il y a un siècle ! Comme le corps social était robuste et sain en ce temps-là ! Quelle sève généreuse dans la nation ! La belle et forte race que ces hommes ! Comme ils vivaient ! Comme ils mouraient aussi ! Quelle vertu s’est donc échappée de nous, que nous ressemblons si peu à cette génération superbe ?… »

Éveillant en nous ce sentiment unanime, la sublime épopée cesse d’être la propriété d’un parti, l’objet du culte de quelques dévots intéressés ; elle s’élargit et se hausse aux proportions d’une sorte de religion nationale. Abusée un instant, la conscience française s’est enfin décidée à comprendre que cette légende n’aurait pas enfoncé de si profondes racines au cœur de notre peuple, si elle n’était, en somme, moins menteuse que l’histoire mesquine et impie sous laquelle on a prétendu l’étouffer. Et je ne crois pas, quant à moi, que l’instinct populaire ait tort de réviser le jugement étroit qu’on présentait à la France comme l’expression définitive de la vérité sur Napoléon.

Certes, ce fut un terrible faucheur d’hommes. Qu’il soit haï des mères d’aujourd’hui, en souvenir de tant d’enfans qu’il a pris à celles d’autrefois, j’y consens. Mais que notre cœur à nous, notre cœur d’hommes et de soldats bondisse toujours à son nom. Les besognes héroïques qu’il exigeait des siens, la patrie nous les demandera peut-être demain. Et c’est se préparer à les mieux accomplir que de penser souvent à la manière dont s’en acquittaient les compagnons du grand capitaine. Malheur à la France, le jour où cette sanglante et virile histoire cesserait de la toucher !

D’ailleurs, le crime n’est pas de faire tuer des hommes. La plante humaine n’a droit qu’à peu de jours. La trancher avant l’heure n’est pas troubler l’ordre éternel des choses, mais le devancer seulement. Fauchée ainsi, elle repousse aussi drue. C’est l’affaire de quelques printemps. Le vrai crime est de dégrader, d’avilir l’âme d’une nation. Car cette âme n’est point une chose qui passe comme les hommes, mais qui demeure ; et il n’existe point de puissance bienfaisante qui se charge de guérir le mal qu’on a fait à cette âme, comme il y a une féconde et réparatrice nature qui se hâte de susciter des générations nouvelles pour compenser les pertes des générations décimées. Là, donc, toute blessure est profonde, lente à guérir, — si même elle guérit. La néfaste conception matérialiste de la vie, partout triomphante aujourd’hui, destructive de toute généreuse aspiration, nous fait de ces invisibles et mortelles blessures par où s’écoule le meilleur de nous-mêmes. Napoléon ne nous en a pas fait de semblables.