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je crois que c’étaient là les sentimens qui conviennent, de grand peuple à grand homme.

Mais aujourd’hui, après les publications de Michelet, de Lanfrey, de M. Proth, de M. Iung, qui pourrait de bonne foi considérer encore cette appréhension du scandale comme autre chose qu’une respectable puérilité ? Tout n’a-t-il pas été dit contre Napoléon ? Est-il une insinuation infamante, une injure, une calomnie, que ses détracteurs lui aient épargnée ? Ne lui a-t-on pas contesté jusqu’au génie militaire, jusqu’au courage du soldat, comme le faisait déjà Lewis Goldsmith en 1814, dans son immonde libelle ? N’a-t-on pas essayé de prouver qu’il n’était au fond qu’un bandit fourbe, sanguinaire et luxurieux ? Vains efforts ! Après un si furieux assaut, l’empereur continue à dominer tranquillement le siècle, au seuil duquel se dresse sa colossale figure. Telle, la statue de Memnon à l’entrée du désert égyptien. Des mains sacrilèges ont essayé de meurtrir le calme visage de granit que les siècles avaient respecté. Mais tant qu’il y aura des hommes, ils s’arrêteront pensifs aux pieds de l’image géante et mesureront leur petitesse à sa grandeur. Ainsi fera la postérité devant le sphinx à la face énigmatique et souveraine qui fut Napoléon.


Toujours lui ! Lui partout ! — ou brûlante ou glacée,
Son image sans cesse ébranle ma pensée…
Histoire, poésie, il joint du pied vos cimes.
Éperdu, je ne puis dans ces mondes sublimes
Remuer rien de grand sans toucher à son nom.


Et voici justement que sa légende, son indestructible légende, se lève de toutes parts autour de nous, radieuse comme un astre. En ce déclin d’un siècle né dans l’enthousiasme et qui s’achève dans la morne tristesse d’un universel désenchantement ; à cette heure où la société battue en brèche ne sait ni se réformer ni se défendre, et où le plus formidable péril menace tout ce que nous aimons, l’urbanité et la douceur des mœurs, la culture délicate des esprits, les chères idées de tolérance, de liberté et de patrie, l’art, la science même, dont se réclament les nouveaux barbares et qui périra comme le reste sous leur domination brutale ; à cette heure d’angoisse que nous traversons, quelle diversion bienfaisante, quel réconfort, que de pouvoir nous réfugier dans les souvenirs de cet héroïque roman de cape et d’épée, que de vivre par la pensée, ne fût-ce qu’un instant, d’une vie plus fière et plus noble que celle où nous condamne l’absence de toute foi commune, de tout haut idéal ! N’est-ce pas pour cela que la légende napoléonienne renaît parmi nous ? Cette France que nous y trouvons, si différente de la nôtre, exerce sur nos esprits une