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déplaisait, il joignait l’inconvénient plus grave encore d’exposer la mémoire de Napoléon à encourir par la suite le plus sensible préjudice.

Restait à savoir de quelle façon je procéderais à cette publication, dont la nécessité s’imposait maintenant à mon esprit avec une évidence absolue. Livrerais-je intégralement le texte des Mémoires de Barras au public ? Ou plutôt, puisque ce texte était par endroits si manifestement injurieux à l’empereur, ne convenait-il pas d’y pratiquer quelques adroites coupures, quelques retouches discrètes qui passeraient inaperçues, et qui, sans nuire à l’intérêt historique de l’ouvrage, modifieraient son caractère ? Je n’ai pas cru qu’il me fût permis de recourir à un pareil artifice. Les maîtres dont j’ai eu l’honneur de recevoir autrefois l’enseignement, — notre regretté Fustel de Coulanges, pour ne citer que celui qui, après mon père, a le plus contribué à former ma conscience d’historien, — m’ont élevé dans un tel respect de la vérité, que l’idée seule d’altérer si peu que ce soit un document éveille en moi d’invincibles résistances. J’ai senti qu’il était au-dessus de mes forces de remanier ou de tronquer le texte de Barras, car une opération de cette sorte, fût-elle accomplie dans l’intention la plus louable du monde, n’en constitue pas moins quelque chose d’équivoque et de louche, qui ressemble singulièrement à un faux. Ne quid falsi audeat, ne quid veri non audeat historia, a dit Cicéron[1]. Reculer devant tout mensonge, ne reculer devant aucune vérité : il ne viendra, j’espère, à l’esprit de personne que j’aie eu tort d’appliquer un précepte dont l’observation s’impose comme la plus inflexible des règles à quiconque entreprend de faire œuvre d’historien.

Je dois ajouter que des considérations d’un autre ordre m’ont confirmé dans la répugnance pour ainsi dire professionnelle que j’éprouvais à livrer au public un texte expurgé des Mémoires de Barras. Qu’on veuille bien songer à la façon dont ils sont parvenus entre mes mains : c’est, en somme, par voie d’héritage. Que je le veuille ou non, il ne résulte pas moins de ce fait initial que je me trouve être, en publiant ces Mémoires, l’exécuteur testamentaire de Barras lui-même, qui les a légués à M. Rousselin de Saint-Albin précisément en vue de cette publication. Etait-ce donc un cas de conscience si puéril et inventé à plaisir, ou plutôt n’était-ce pas le plus naturel des scrupules que de me demander, comme je l’ai fait, si je n’avais pas des devoirs à remplir envers cet homme dont je suis dans une certaine mesure l’héritier ? Et le premier de ces devoirs n’était-il pas de respecter absolument sa

  1. De Orat., II, 15.