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d’un témoin, — aussi renseigné que devait l’être Prieur, — à la version de Barras.

M. Hortensius de Saint-Albin mourut en 1877. Les Mémoires de Barras passèrent alors à son frère, M. Philippe de Saint-Albin, ancien bibliothécaire de S. M. l’impératrice Eugénie, puis à sa sœur, Mme Achille Jubinal, veuve de l’ancien député au Corps législatif, qui le suivirent à quelques années d’intervalle au tombeau, sans avoir le temps d’entreprendre la publication depuis si longtemps réclamée et promise. Et c’est ainsi que, mon mariage m’ayant fait entrer dans cette famille de Saint-Albin, dont presque tous les membres avaient, en un laps de dix années à peine, disparu l’un après l’autre, je me trouvai à mon tour, en 1885, investi de la tâche singulièrement délicate de statuer sur le sort de ces fameux Mémoires, attendus depuis plus d’un demi-siècle.

Donc, par une ironie vraiment bien étrange de la destinée, ces Mémoires que l’un des plus mortels ennemis de Napoléon a remplis du fiel de sa longue rancune, que Barras a légués pour y mettre la dernière main, c’est-à-dire pour les rendre plus agressifs encore, s’il est possible, à un ami dont il connaissait la haine passionnée contre l’empereur, — ces Mémoires restent pendant cinquante-cinq ans sans remplir leur destination de vengeance posthume, et finissent par tomber entre les mains de qui ?… D’un admirateur de Napoléon !

Après en avoir pris une connaissance sommaire et rencontré les basses insultes, les accusations ignobles où apparaissent dès les premières pages le ressentiment de l’ancien membre du Directoire contre l’homme extraordinaire dont il ne s’est jamais consolé d’avoir favorisé les débuts, et dont il n’a pas plus voulu par la suite confesser le génie qu’il ne l’avait deviné d’abord ; après avoir constaté que ce ressentiment s’attaquait lâchement à une femme, à Joséphine, qui aurait dû plus que toute autre femme être à l’abri des médisances de Barras, j’ai, je l’avoue, pensé d’abord à détruire ces Mémoires. — comme on met le pied sans remords sur quelque bête immonde ou venimeuse.

Mais, en les relisant avec le propos délibéré de m’affranchir des sentimens de colère et de dégoût qu’ils m’avaient d’abord inspirés, j’ai bien dû reconnaître que, s’ils sont, pour tout ce qui touche à Napoléon, à sa famille, à ses amis et à ses serviteurs, le plus méprisable des pamphlets et le moins digne de créance, ils renferment nombre de pages d’une importance capitale et de l’intérêt le plus vif. Et alors je me suis demandé si j’avais bien le droit d’étouffer cette voix d’un homme qui a été acteur chargé d’un des premiers rôles dans le plus palpitant des drames, cette déposition d’un témoin, suspect assurément quand il charge la mémoire