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Les parvenus de la Banque forcent l’accès de la cour ; ils prennent des titres, la noblesse s’achète ; ils se font une place à Versailles et obtiennent un tabouret pour leur femme ou pour leurs filles. Le XVIIe et le XVIIIe siècle admirent la fortune grandissante des partisans, des traitans, des munitionnaires, des hommes d’argent, sous des formes et des noms nouveaux. Voici venir les royaux précurseurs de la haute banque contemporaine. Louis XIV a les frères Croizat et Samuel Bernard ; la régence et Louis XV ont Law et les quatre frères Paris. Saint-Simon a vu Louis XIV faire les honneurs de Marly à Samuel Bernard ; et le duc et pair s’est vainement indigné de « cette espèce de prostitution du roi. » — « Si le financier manque son coup, écrit La Bruyère, les courtisans disent de lui : C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille. » C’est ce que Mme de Grignan appelait fumer ses terres. Ce mode d’engrais était déjà fort en usage dans la noblesse de cour. Duclos remarquait que la finance et la cour portaient souvent les mêmes deuils. Du jour où l’or n’appartint plus, par droit de naissance, aux gens de qualité, la noblesse devait se le procurer par des alliances. Le gendre de M. Poirier ne fait que continuer les traditions de la vieille France. Turcaret est une des figures classiques de notre ancien théâtre[1].

La finance, sous la monarchie, était déjà une puissance ; et de tous les pouvoirs de l’ancien régime que la Révolution a prétendu renverser, aucun ne s’est relevé plus vite. Comme les rois, la Révolution, à son insu, travaillait pour lui. Elle a eu beau faire tomber la tête de trente-deux fermiers généraux, dont Lavoisier, elle n’a fait qu’élargir le champ d’opérations des hommes d’argent.

On voit que la finance a ses quartiers de noblesse ; dirons-nous pour cela que rien n’est changé ? que le règne de l’argent est de tous les temps et de tous les régimes ? — Non, si puissant qu’ait été l’argent aux siècles passés, — et à certains égards, il l’a peut-être été plus qu’au nôtre[2], — j’aperçois plus d’une différence entre le passé et le présent.

Autrefois, l’argent n’était ni beaucoup moins puissant, ni beaucoup plus modeste ; il n’était pas, à coup sûr, plus scrupuleux ; mais autrefois sa puissance ne se montrait guère à nu. L’argent,

  1. Joué, en 1709, sous Louis XIV, par ordre de la cour, Turcaret ou le Financier fut applaudi du parterre. Les représentations en furent interrompues par la cabale des traitans. Voyez M. Eug. Lintilhac, Lesage, 1893.
  2. Il ne faut pas oublier en effet qu’autrefois, en France et en Angleterre notamment, on avait accordé à l’argent des droits que personne ne lui reconnaîtrait aujourd’hui. Ainsi, chez nous ou chez nos voisins, la vente des offices, des magistratures, des fonctions civiles ou des grades militaires.