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l’esprit. Or, c’est là ce que nous voyons, chez nous, jusqu’en notre France naguère chevaleresque, au fond de notre peuple, dans nos petites villes et dans nos villages. Et cela est de notre cru ; ce ne sont pas les juifs qui nous l’ont appris ; — chez le juif, encore au XVIIIe siècle, l’admiration allait au savant, au rabbin, au hakham, non au riche et au banquier[1]. — Je me rappelle une petite ville de Normandie, mon pays natal, dont j’ai, quelques mois, fréquenté le collège. « Un tel est plus riche que toi ; un tel est le plus riche de la ville ! » me disaient, avec une envieuse admiration, des enfans d’une douzaine d’années. Le respect de l’argent était déjà incrusté dans leur cervelle, — à bien dire, il était inné chez eux, et ils n’avaient rien de sémite ces petits Normands ; pas un juif parmi eux. Ils avaient pris cela chez leurs parens, dans la maison paternelle ; ils avaient sucé cela avec le lait de leur mère ; c’était passé dans leur sang. Bourgeois ou paysans, une bonne moitié de l’Europe en est là, et nous savons ce qui en est de l’Amérique. N’est-ce pas le Yankee qui a inventé de dire qu’un homme vaut tant de dollars ? Pour le commun de nos contemporains, l’homme en effet ne vaut plus par l’âme, par le génie, par le sentiment, il vaut par ce qu’il possède. Faut-il tout dire ? ce genre de considération ne s’attache pas seulement aux individus ou aux familles, mais aux villes, aux provinces, aux pays, aux nations mêmes.

Estimer les peuples d’après leur richesse, voilà où nous en sommes venus. C’est un pays pauvre ! que de dédain, dans ces seuls mots, pour de nobles pays, souvent riches d’une longue et glorieuse histoire ! Qu’on ne dise point que je calomnie notre temps. J’ai fait trois ou quatre fois le tour de l’Europe, durant les tristes années qui ont suivi la guerre de 1870. Cela était souvent dur pour un Français qui avait voyagé sous l’Empire, après Sébastopol et Solferino, aux temps lointains où la France passait encore pour la première puissance du continent. Je m’aperçus vite, — ô honte de la défaite ! — qu’une chose, après Metz et Sedan, nous relevait aux yeux de l’Europe chrétienne, comme à ceux de l’Asie musulmane : — c’était notre argent. L’énormité de la rançon soldée à l’Allemand nous valait, de la part des peuples émerveillés, une nouvelle et humiliante considération. La France n’était plus le pays de la chevalerie et des croisades, le pays de saint Louis, de Jeanne d’Arc et de Napoléon ; la France des lys et des trois couleurs était devenue le pays des cinq milliards. — Cinq milliards, quelle montagne d’or ! Slaves orthodoxes, Germains protestans, néo-latins catholiques, cela nous attirait, en Orient non moins qu’en Occident, une sorte d’admiration jalouse, pareille au

  1. Voyez Israël chez les nations, Calmann Lévy.