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fourches caudines. Le proconsul britannique remporta une victoire de plus ; il donna l’exclusion à un ministre qui ne lui revenait pas. Plus récemment c’était avec le Conseil législatif égyptien qu’éclatait un nouveau dissentiment de lord Cromer ; puis est venue la question des frais supplémentaires de l’occupation. Enfin, ces dernières semaines, le voyage entrepris par Abbas dans le Sud, pour faire connaissance d’une partie de ses sujets et inspecter les troupes à la frontière, a amené ce qu’on a nommé l’incident Kitchener.

Blessé des appréciations plus ou moins fondées, en tous cas peu bienveillantes, faites à haute voix par le Khédive, qui les passait en revue, sur les bataillons commandés par des officiers anglais, Kitchener-Pacha remit sa démission de sirdar ou généralissime de l’armée égyptienne. En même temps le différend était porté à Londres, d’où l’on envoyait à Abbas, sous forme d’ultimatum, l’ordre de se rétracter et de destituer, comme gage de sa soumission, le secrétaire d’État indigène de la guerre, Maher-Pacha, coupable d’avoir reçu avec une trop visible satisfaction les confidences de son maître. Le jeune khédive a dû plier et faire paraître, dans son journal officiel, un ordre du jour au sirdar par lequel il se déclarait enchanté de toutes ses troupes et en particulier des officiers anglais.

La France est d’autant plus à son aise pour s’exprimer en toute franchise, vis-à-vis de sa voisine d’outre-Manche, sur le système pratiqué par lord Cromer, que la presse anglaise a unanimement reconnu combien notre attitude, dans toute cette affaire, avait été correcte à l’égard du Royaume-Uni. Tous ceux qui connaissent la situation actuelle en Égypte se demandent à quoi aboutira la politique suivie depuis quelque temps par le cabinet de Londres, envers un souverain jeune, trop ardent peut-être, mais en tous cas brave, intelligent, instruit, auquel l’éducation tout européenne qu’il a reçue, jointe au souvenir illustre de ses ancêtres, rendent chaque jour plus pesant l’état de cruelle dépendance où il est réduit.

Lord Rosebery n’en a cure évidemment et suppose qu’avec quelques corps de cavalerie de plus toute résistance d’Abbas serait vite matée. Les journaux anglais l’ont fait entendre, lors de l’envoi du récent ultimatum, et les plus hardis n’ont pas caché qu’il fallait faire savoir péremptoirement au Khédive actuel que la sauvegarde de l’Égypte ne dépendait pas de sa présence sur le trône. C’est un imprudent langage, puisque l’Angleterre sait fort bien qu’elle serait très embarrassée de le mettre à exécution. Elle est allée au Caire, d’accord avec les puissances, pour y faire la police et y maintenir l’ordre. Quelle serait sa posture, vis-à-vis de l’Europe, si l’ordre venait à être troublé en Égypte par sa faute, si une compression excessive amenait un prince qui, on ne doit pas se le dissimuler, est extrêmement populaire, à rompre en visière à l’agent britannique et à faire appel aux passions religieuses