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que font aux classes populaires beaucoup de boulangers ; crédit dangereux, non exempt de pertes. Ces pertes, une mutualité invisible oblige les boulangers à les mettre à la charge de la collectivité des cliens en majorant le prix de leurs marchandises. Il est enfin universellement reconnu que le nombre des boulangers est trop grand, que par suite leurs frais sont trop lourds, et le jour n’est pas éloigné sans doute où, en attendant les coopératives de consommation, de vastes boulangeries pourront s’organiser pour vendre à meilleur marché le pain au comptant et à domicile, dans un rayon étendu.

Un autre argument de la majorité, favorable à la surtaxe, était que nous étions menacés de voir le blé disparaître de l’agriculture française. Cet argument n’est nullement sérieux : d’après la statistique officielle des emblavemens de 1894, 47 départemens ont une superficie, ensemencée en froment et en seigle, égale à celle de 1893 ; 6 départemens ont une superficie inférieure en seigle et 28 une superficie inférieure en blé ; mais une surface beaucoup plus grande que l’an dernier est consacrée au seigle dans 30 départemens et au blé dans 12. Si bien que, loin d’avoir diminué la part de ces céréales dans leurs champs, les agriculteurs soi-disant découragés l’ont au contraire augmentée pour 1894, puisqu’elle s’est accrue en 42 départemens et qu’elle n’a été restreinte qu’en 34. L’opinion publique a d’ailleurs fait justice de cette crainte chimérique de voir cesser la culture du blé en France ; ceux mêmes qui se sont servis de cet épouvantail n’y croyaient pas.

Ils n’y croyaient pas plus qu’au prix « rémunérateur » de 25 francs, prix unique ! Comment se peut-il faire qu’un même prix soit « strictement » rémunérateur dans la Lozère et dans le Nord ? Ce qui est, admettons-le, en train de fondre, c’est la rente des propriétaires riches en terres pauvres, même en terres moyennement fertiles, où le blé joue un trop grand rôle dans l’assolement. S’il est impossible de faire dans ces terres-là autre chose que du blé, ni d’augmenter jamais le rendement de l’hectare, il n’y a qu’un remède : c’est que les fermages baissent. C’est un malheur, nous y compatissons ; mais ce n’est pas un malheur unique dans l’histoire, ni dans le monde présent, que celui de gens dont le revenu se tarit tout à coup. Tant qu’il reste un sou de fermage par hectare, ce n’est pas du travail que le droit de douane protège, c’est du revenu ; et pour maintenir le revenu de quelques-uns on ne peut taxer à un prix arbitraire une marchandise telle que le blé.

Agir comme la Chambre, c’est faire acte de socialisme ; nous l’avons dit ici même. M. Jaurès a pu remercier, au nom de son parti, l’honorable président de la commission des douanes en ces termes quelque peu ironiques : « Les libre-échangistes présentent chaque jour à M. Méline le protectionnisme comme un miroir en lui disant : Regardez-vous donc ! c’est la figure d’un socialiste. » Il va de soi que M. Méline a protesté ; les protectionnistes effectivement sont des socialistes sans le savoir et