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conditions humaines ; il luit pour tout le monde, et une misère qui n’a pas froid n’est qu’une demi-misère. Plus le climat est doux, moins l’homme a de besoins, et le riche ressemble au pauvre en ce qu’il se contente de peu. M. Malabari, qui a parcouru toutes les provinces de l’Inde, nous assure que dans ses voyages un peu de lait et quelques biscuits suffisaient à sa subsistance, et je l’en crois sans peine, car je connais un ingénieur qui un jour, aux Antilles, a déjeuné et dîné d’un épi de maïs.

C’est en Angleterre que M. Malabari a connu pour la première fois la sensation de la faim ; elle lui a paru fort déplaisante, et il a songé tristement aux centaines de milliers d’Anglais que leur indigence condamne journellement au jeûne forcé. Mais il rend justice à tout le monde, et plus il s’apitoyait sur ces affamés, plus il admirait les riches compatissans dont la principale occupation est de soulager les misères de la Babylone moderne. Il a donné de grand cœur son obole à de charmantes quêteuses, « qui avaient des roses à leur corsage et des roses sur les joues ». Ces enchanteresses lui ont soutiré son or, son argent et son cuivre ; elles l’ont récompensé par un sourire de s’être laissé dépouiller, et il n’a regretté ni son cuivre ni son or. Il ne reproche aux associations charitables de l’Angleterre que d’être trop savamment organisées, de ressembler trop à des départemens ministériels. Eh quoi ! faut-il que les choses du cœur soient administrées comme les affaires de l’État ? A quoi bon tant de présidens, de trésoriers, de secrétaires ? Il a une aversion prononcée pour les règlemens et les bureaux. Il en parle à son aise. Ce sont là des maux nécessaires, et au surplus combien de gens pour qui la vie perdrait tout son charme s’ils n’étaient plus membres d’un bureau ou n’avaient plus de règlemens à faire ni personne à présider !

L’inévitable effet des climats humides et tristes est que les hommes emploient toute leur industrie à satisfaire des besoins factices que ne connaissent pas les pays du soleil, et la civilisation artificielle des peuples du Nord n’est le plus souvent qu’une barbarie déguisée. M. Malabari est trop poli pour le dire en termes exprès, mais c’est bien le fond de sa pensée. Comme les Hindous, les Andalous et les Napolitains sont, à leurs heures, des idéalistes et des poètes ; c’est assez d’un air de guitare, ils n’appartiennent plus à la terre, ils oublient qu’ils ont un corps, et l’Anglais n’oublie jamais le sien. N’est-ce pas un évêque anglican qui a dit un jour que, si les hommes étaient de bonne foi, ils conviendraient que la chose qui les intéresse le plus est de savoir dès le matin ce qu’ils mangeront à leur dîner ? M. Malabari n’a jamais pu voir manger un Anglais sans éprouver un frisson d’épouvante et de dégoût. Le hasard voulut qu’il assistât dans une maison amie à un déjeuner prié. Il y avait parmi les convives des savans, des