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de deviner, quand elle prit place au banc des accusés, la rare trempe de caractère dont ses actes et ses paroles témoignèrent. La haute cour, après une nuit entière de délibération, rapporta une sentence capitale pour tous les accusés. Cette fois, ce fut la douteuse clarté de l’aube qui éclaira les adieux toujours sourians, toujours impassibles, des indomptables créatures qui allaient expier leur forfait, trois jours après, sur les glacis de la Forteresse.

Les procès du 9 février 1882 et du 28 mars 1883 amenèrent devant la haute cour plusieurs des régicides qui avaient échappé aux poursuites. Les épigones du terrorisme, les membres du Congrès de Lipetzk dénoncés par Goldenberg, tombaient l’un après l’autre dans les mains des gens de police et allaient rejoindre sur le banc de justice quelques recrues plus récentes. C’était toujours la déposition du juif désillusionné qui fournissait à l’information et aux réquisitoires leurs points de repère. Au mois de septembre 1884, le procès des Quatorze entraînait la condamnation de la fameuse Véra Figner ; comme la Pérovskaïa, cette femme avait joué un rôle prépondérant, on retrouvait sa main dans tous les attentats. Mais déjà le mouvement révolutionnaire tournait : en 1884, la plupart des inculpés étaient des officiers, y compris un lieutenant-colonel, qui venaient répondre d’une nouvelle forme de propagande, la création de cercles socialistes dans les corps de troupes. Le terrorisme proprement dit était épuisé. Durant les dix dernières années, ses adeptes, s’il en reste, ont renoncé à la lutte ouverte. Je n’ai pas à rechercher ici les directions que l’esprit de rébellion a pu prendre, j’ignore si la police impériale a tout lieu d’être rassurée et s’il y eut des tentatives étouffées ; je me borne à constater un fait de notoriété publique : depuis dix ans, la Russie ne s’est plus réveillée au bruit de la dynamite.

On devine la conclusion où j’en voulais venir. Ces formidables secousses n’ont pas amené les grands bouleversemens que beaucoup de Russes et presque toute la presse étrangère prédisaient alors au « pays des nihilistes ». L’accès de fièvre a passé sans tuer le malade, sans même qu’il ait changé de complexion. Voilà de quoi rassurer ceux qui se croient chez nous à la veille du « grand soir », parce que nos anarchistes jouent à leur tour de la bombe et de la boîte à sardines. Le mal peut empirer, sans doute ; même en ce cas, la meilleure sauvegarde contre le pessimisme serait de se dire qu’on a déjà vu ce mal naître, sévir et disparaître en quelques années. On a le droit d’espérer qu’il ne sera pas plus rebelle et qu’il guérira plus vite en France ; quand il