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de ce sentiment. La conquête ottomane, par son caractère religieux, devait fortifier chez les peuples soumis ou menacés par elle l’attachement à leur religion. Mahomet II, en établissant le principe des communautés autonomes et en faisant du patriarche le chef de la nation grecque, liait indissolublement la nationalité à la religion. Dès lors, la mission du patriarcat, à travers toute la domination ottomane, fut de maintenir la nationalité hellénique par la religion. C’est là, à côté de faiblesses et de défaillances, la grandeur de l’histoire du patriarcat depuis quatre siècles. Les communautés et leurs écoles, leurs bibliothèques, leurs hôpitaux, leurs fondations pieuses, ont véritablement sauvé l’hellénisme. Non seulement, le patriarcat voulait le sauver, mais, soutenu par une foi profonde dans la délivrance et la liberté futures, il voulait l’agrandir sous le joug même des sultans. C’est ainsi qu’il a tenté de conquérir les Bulgares pour l’hellénisme futur en détruisant leur nationalité par la religion, et ce n’est que récemment qu’il a été obligé de reconnaître la vanité de ses efforts et qu’il a vu définitivement avorter des espérances vieilles de dix siècles. Mais cette persévérance suffirait à justifier chez les Hellènes, même chez les incroyans, un attachement à une religion qui les a sauvés et affranchis.

Ce rôle national de la religion orthodoxe n’est point encore terminé, et l’existence même de l’Empire ottoman est le plus sûr garant de la vitalité de l’orthodoxie. Depuis cent ans, la dislocation de la Turquie a commencé ; la politique européenne s’est efforcée de dégager et d’affranchir les nationalités qui coexistent dans cet immense empire. Mais ces nationalités ont été dégagées ou affranchies incomplètement, en sorte que pour chacune d’elles s’est formée une sorte d’irrédentisme, et dans un pays où la race et la religion sont confondues, la religion est devenue la forme de cet irrédentisme. La juridiction des patriarches de Turquie correspond même, en certaines régions, comme l’Arménie et la Macédoine, aux territoires revendiqués par les nations. C’est ainsi que la formation d’un Exarchat bulgare a établi la délimitation effective du territoire sur lequel la Bulgarie a maintenant le droit d’élever des prétentions. On comprend alors l’émotion soulevée en Grèce et au patriarcat par la création de l’Exarchat qui équivaut à une limitation anticipée de l’hellénisme ; il est curieux du moins que ce soit la Turquie elle-même qui préside à ce démembrement en quelque sorte spirituel de son territoire.

Si l’orthodoxie est chargée de soutenir pour les Grecs, les Bulgares, les Serbes, les Arméniens, les revendications nationales, elle est pour la Russie l’instrument de ses diverses politiques, qui