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pour tous les États orthodoxes sans exception, l’Union inaugurerait entre l’Église et l’État une ère de luttes et de discordes sans issues, semblables à celles qui ont bouleversé l’Occident. Jamais un gouvernement ne s’y engagera de plein gré.

Mais si l’État n’a point intérêt à renoncer à son autorité sur l’Église, l’Église n’a-t-elle point intérêt à échapper à la tutelle de l’État et ne désire-t-elle pas trouver dans l’union avec l’Église de Rome l’indépendance et la liberté ? Nous ne le pensons pas. D’abord, le voulût-elle, elle ne serait pas de force à lutter contre l’État. Elle ne trouverait d’armes contre lui que dans la foi des fidèles. Le sentiment religieux des Grecs est trop superficiel et leur croyance même s’est trop affaiblie depuis un demi-siècle pour que la population soutienne dans sa lutte l’Église contre l’État. Les Grecs ont un esprit essentiellement laïque, qu’a développé encore l’instruction répandue chez eux à profusion depuis leur indépendance. Les Slaves sont croyans et mystiques ; mais leur foi est trop formaliste pour admettre même de la part du clergé les modifications qu’entraînerait une union avec Rome, et le clergé lui-même, aussi formaliste que ses ouailles, ne voudrait pas prendre l’initiative de ces modifications. Enfin, chez les Grecs comme chez les Slaves, le clergé n’est pas séparé, comme dans l’Église romaine, de l’élément laïque : il ne forme pas une caste à part ; il est mêlé à la vie des laïques et il peut rentrer, quand il le veut, dans la vie laïque ; comme tel il partage les aspirations nationales des laïques. Or, c’est au nom de l’orthodoxie que s’exercent les revendications nationales des peuples de l’Orient.


III


L’Église d’Orient, en devenant Église d’État, devenait une Église nationale. L’idée d’une Église orthodoxe, commune par l’unité de croyance à l’Orient tout entier, est dominée, dans la masse des fidèles, par la conception d’églises particulières, propres à leur race et à leur nation. Pour les Russes, l’Église orthodoxe, c’est l’Église russe, comme, pour les autres États, c’est l’Église grecque ou l’Église serbe, ou l’Église bulgare. Par suite, dans des âmes très simples et généralement très croyantes, comme celle des Slaves, le développement de l’orgueil national devait favoriser le développement de l’orgueil religieux. La religion est devenue insensiblement la forme du patriotisme, et le peuple s’est habitué à voir dans ses conquêtes nationales des conquêtes religieuses. L’État entretient soigneusement un sentiment qui lui assure la domination à la fois sur l’Église et sur les fidèles.

L’Islamisme a contribué dans une large mesure aux progrès