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indépendantes, et, en comptant l’Église de Turquie représentée par le patriarche œcuménique, en six églises distinctes qui vivent et s’administrent séparément. Toutes ces églises, l’Église de Turquie exceptée, sont organisées sur le modèle de la constitution donnée par Pierre le Grand à l’Église de Russie. Pierre le Grand maintenait la vieille tradition impériale de la toute-puissance de l’État qui voulait que l’empereur réunît en lui tous les pouvoirs ; d’où il résultait que l’Église était une église d’État, échappant à toute influence extérieure à l’État. Les autres nations orthodoxes ont, elles aussi, adopté cette conception de l’État souverain. En rompant avec le patriarcat de Constantinople et en ne lui témoignant plus qu’une respectueuse déférence, fondée sur la tradition et l’unité de croyance, nécessaire aussi à l’accomplissement de desseins politiques, les États arrachent l’Église à toute influence extérieure. En s’instituant chefs de la religion et en s’attribuant le droit de nomination aux dignités ecclésiastiques, les souverains soumettent l’Église à l’autorité de l’État. Comme autrefois les empereurs, ils délèguent leur autorité religieuse, non plus à un patriarche qui pourrait devenir un pouvoir rival, mais à un synode. Un conseil composé d’un certain nombre d’ecclésiastiques nommés par le souverain et administrant, sous la haute surveillance d’un délégué du souverain, les intérêts civils et religieux de l’Église nationale, tel est le principe du Saint Synode dirigeant de Russie[1], institué par Pierre le Grand et adopté depuis avec quelques modifications[2] par tous les autres États orthodoxes indépendans. Le Synode choisit les évêques, mais c’est l’État qui, dans la personne du souverain, les investit. La soumission de l’Église à l’État est complète ; la toute-puissance de l’État est absolue : elle n’a de limites que dans le dogme qui est immuable et dans la croyance des fidèles sur laquelle il n’a point de prise.

En Turquie, la sujétion de l’Église à l’État est un véritable esclavage. Elle est en quelque sorte double : non seulement le patriarche est un fonctionnaire ottoman, investi par la Porte, mais son autorité, déjà bien précaire, est encore affaiblie par un conseil nommé par la nation où l’élément laïque est prépondérant. L’organisation du patriarcat, plusieurs fois remaniée, a été définitivement établie par le Hatti-Humayoun du 18 février 1856[3]. Le patriarche choisi, depuis 1770, par une assemblée composée d’évêques et en majorité de notables orthodoxes, est toujours

  1. Cf. Leroy-Beaulieu, l’Empire des Tsars, t. III, l. II, ch. vi et vii.
  2. En Russie, il n’y a pas de ministère des Cultes. Les autres États orthodoxes en ont un. Par suite, certaines attributions du Synode de Russie sont passées dans d’autres pays au ministère des Cultes. Dans les États parlementaires, la soumission de l’Église à l’État est encore plus étroite qu’en Russie.
  3. Quelques réformes de détail ont été introduites en 1892.