Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Photius les affranchit de ce joug. C’est alors que l’Église d’Occident, débarrassée depuis longtemps déjà de l’empereur d’Occident, délivrée de l’autorité de l’empereur d’Orient, devint en réalité catholique : elle entendait par là un pouvoir spirituel universel, indépendant du pouvoir temporel.

En se maintenant, l’empire d’Orient maintenait aussi son autorité sur l’Église d’Orient. Jusqu’à la fin, l’empereur est demeuré le chef de la religion, et le patriarche, l’administrateur de l’église investi par l’empereur. Le principe survécut à l’empire lui-même ; la conquête ottomane l’a conservé, et c’est lui qui régit encore aujourd’hui l’Église orthodoxe. En entrant à Constantinople, Mahomet II prétendit succéder aux empereurs de Byzance : il héritait de tous leurs pouvoirs, du pouvoir religieux comme des autres. Le conquérant ne conçut point, comme ses récens successeurs, un État musulman dont il serait le kalife, mais seulement une juxtaposition de communautés vassales dont il serait le suzerain, et qui, moyennant tribut, conserveraient leur liberté de conscience.

Mahomet II laissa aux chrétiens de son empire le chef religieux qu’ils avaient sous les empereurs, le patriarche ; il se réservait seulement, comme les empereurs, de donner l’investiture ; il employait même la formule byzantine de l’investiture et les sultans, ses successeurs, l’ont maintenue jusqu’à ce jour[1]. Le patriarche demeurait donc, sous la domination ottomane, ce qu’il était sous les empereurs byzantins, un administrateur religieux. Mais il devint en même temps un administrateur politique. L’Islam ne forme point une nation, mais une vaste communauté religieuse s’administrant d’après des lois religieuses. Pour les conquérans de Constantinople, les nations soumises ne représentaient donc que des communautés religieuses, Millet. En les laissant maîtresses de leur administration spirituelle, Mahomet II les assimilait à l’Islam, et par administration spirituelle il entendait aussi l’administration civile, telle que l’instruction publique, la justice civile, l’état civil, toutes choses qui dans l’islamisme sont unies à la religion[2]. Le patriarche était donc à la fois un chef civil et un chef politique, un empereur vassal des Ottomans. Pour les Turcs, le patriarche devint officiellement le chef de la commu-

  1. Aujourd’hui ce n’est plus le sultan, mais le grand vizir, qui préside la cérémonie de l’investiture.
  2. Ce n’est que récemment que la Porte, au contact des États occidentaux, a commencé à distinguer le pouvoir civil du pouvoir spirituel ; et cette distinction qu’elle est incapable d’établir dans l’Islam, elle veut l’imposer aux communautés chrétiennes de l’empire, en leur retirant les privilèges proprement civils, tels que l’instruction publique et la justice en matière de succession.