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mirent à mon côté. Néanmoins, nous avions le dessous, et il nous fallut filer tout le long d’une rue pour prendre le large. En arrivant auprès de San Francisco, le Cid me dagua par derrière si furieusement qu’il me perça de part en part l’épaule. Un autre m’entra d’un empan son épée dans le côté gauche. Je chus à terre dans une mare de sang.

Sur ce, les uns et les autres gagnèrent au pied. Je me relevai, dans l’angoisse de la mort, et vis le Cid à la porte de l’église. J’allai sur lui. Il vint à moi : — Chien ! Tu es donc encore vivant ? — Et il me détacha une estocade. Je la parai avec la dague et ripostai si heureusement que mon fer, pénétrant au creux de l’estomac, le traversa. Il tomba, demandant confession. Je tombai aussi. Le peuple s’attroupa avec quelques moines et le corrégidor don Pedro de Cordova, de l’habit de Saint-Jacques, qui, me voyant empoigner par les sergens, leur dit : — Laissez ! il n’est plus bon qu’à confesser. — Le Cid expira sur la place. Des âmes charitables me portèrent chez le trésorier, où je logeais. On me coucha. Le chirurgien n’osa pas me toucher avant que je ne fusse confessé de peur que je n’expirasse. Le père fray Luis Ferrer de Valence, un fameux homme, vint et me confessa. Me voyant mourir, j’avouai mon sexe. Il s’émerveilla, me donna l’absolution et tâcha de me conforter et consoler. Après avoir reçu le viatique, je me sentis plus fort.

Le pansement commença. J’en souffris beaucoup. La douleur et le sang perdu m’ôtèrent tout sentiment. Je restai en cet état quatorze heures et, tout ce temps, ce saint homme ne me quitta pas. Que Dieu le lui paye ! Je revins à moi, appelant saint Joseph. J’eus là de hautes assistances. Dieu sait pourvoir à la nécessité. Les trois jours se passèrent. Au cinquième, on commença d’espérer. Bientôt, une nuit, on me transporta dans la cellule du père fray Martin de Arostegui, où je passai les quatre mois que dura ma maladie. À cette nouvelle, le corrégidor furieux fit garder les alentours et battre les chemins.

Déjà mieux portant, convaincu que je ne pouvais rester au Cuzco et redoutant la haine de certains amis du mort, avec l’aide et sur le conseil des miens, je résolus de changer d’air. Le capitaine don Gaspar de Carranza me donna mille pesos, le trésorier don Lope de Alcedo trois mules et des armes, don Francisco de Arzaga trois esclaves. Ainsi muni et accompagné de deux amis biscayens, hommes sûrs, je partis une belle nuit du Cuzco vers Guamanga.