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autres, répondez en même temps : de quel œil est-il borgne ? Ils demeurèrent confus. — Allons, insista l’alcade, dites ensemble. — Du gauche, dit l’un. — Du droit, fit l’autre ; du gauche, veux-je dire ! — Votre preuve ne vaut rien et ne concorde guère, conclut l’alcade. Là-dessus, tous les deux se mirent à crier à la fois : — Du gauche ! du gauche ! Nous l’avons dit tous les deux ; d’ailleurs, ce n’est pas se tromper de beaucoup. — J’intervins : — Seigneur, il n’y a pas là de preuve, l’un dit blanc et l’autre noir. — Non ! nous avons toujours répondu de même, protesta l’un d’eux, qu’il est borgne de l’œil gauche : j’allais le dire, la langue m’a tourné ; mais je me suis repris aussitôt et j’affirme que ce cheval est borgne de l’œil gauche ! — L’alcade hésitait. — Qu’ordonne Votre Grâce ? lui demandai-je. — Que s’il n’est d’autre preuve, vous alliez avec Dieu à vos affaires. — Alors, tirant ma cape : — Votre Grâce le peut voir, ni l’un ni l’autre n’a dit vrai : mon cheval est sain et non point borgne. — L’alcade se leva, s’approcha du cheval, le regarda et dit : — Montez, monsieur, et allez avec Dieu ! — Puis se retournant vers les deux compères, il les fit empoigner.

J’enfourchai mon cheval et m’en allai, sans savoir la fin de leur mésaventure, car je partis pour le Cuzco.



XVIII



Je revins au Cuzco et me logeai dans la maison du trésorier don Lope de Alcedo. J’y demeurai quelque temps. Un jour, j’entrai chez un ami pour jouer. Nous étions deux amateurs assis à la table. Le jeu courait. Le Nouveau Cid vint se mettre à côté de moi. C’était un homme brun, velu, de très haute taille et de mine farouche. On l’avait surnommé le Nouveau Cid. Je continuai mon jeu et gagnai un coup. Il allongea la main dans mon argent, prit quelques réaux de huit et sortit. Un moment après, il rentra et, manœuvrant de même, prit une autre poignée et se mit derrière moi. Je préparai ma dague et continuai de jouer. Pour la troisième fois, il recommença son manège. Je le sentis venir, d’un coup de dague lui clouai la main sur la table et, me levant, tirai mon épée. Les assistans en firent autant. D’autres amis du Cid vinrent à la rescousse et me serrèrent de près. Blessé en trois endroits, je gagnai la rue, et ce fut heureux, car ils m’auraient mis en pièces. Le premier qui sortit derrière moi fut le Cid. Je le reçus par une estocade, mais il était plastronné. Les autres sortirent et me pressèrent. Deux Biscayens qui passaient par là fort à point accoururent au bruit et, me voyant seul et contre cinq, se