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quoi, le gouverneur don Alonso de Ribera me donna licence de retourner à la Concepcion, et étant rentré avec mon grade dans la compagnie de don Francisco Navarrete, je m’y tins.

La fortune jouait avec moi à heur ou malheur. J’étais bien tranquille à la Concepcion, lorsqu’un jour, trouvant au corps de garde un autre alferez de mes amis, j’entrai avec lui dans une maison de jeu du voisinage. Nous nous mîmes à jouer. La partie s’engagea au milieu d’une nombreuse assistance. Sur un coup douteux, il me dit que je mentais comme un cornard. Je tirai l’épée et la lui mis dans la poitrine. On se jeta sur moi, et il en entra tant au bruit, que je ne me pus mouvoir. Un adjudant, entre autres, me tenait particulièrement serré. L’auditeur général don Francisco de Perraga entra et m’empoigna, lui aussi, fortement. Il me secouait le pelisson, me faisant je ne sais quelles questions. Je répondais que par-devant le gouverneur je ferais ma déclaration, Là-dessus, survint mon frère, qui me dit en basque de tâcher de sauver la vie. L’auditeur me prit par le collet du pourpoint. Je le sommai, la dague haute, de me lâcher. Il me secoua, je lui allongeai un coup à travers les joues. Il me tenait encore. Je le frappai derechef, il me lâcha, je tirai mon épée, la foule me chargea. Je reculai vers la porte, il y eut quelque embarras, je sortis et gagnai San Francisco qui est proche. Je sus que l’alferez et l’auditeur étaient restés morts sur la place. Le gouverneur don Alonso Garcia Remon accourut tout à la chaude et entoura l’église de soldats. Il la tint ainsi six mois. Il fit un ban promettant récompense à qui me livrerait, avec défense de me laisser embarquer en aucun port. Les garnisons et places fortes furent avisées et autres diligences faites. Enfin, le temps qui guérit tout tempéra cette rigueur, et, les intercessions aidant, les gardes furent retirées, le sursaut s’accoisa, je fus chaque jour moins resserré, je trouvai des amis pour me visiter, et l’on en vint à découvrir que la provocation, dès le principe, était extrême, et le péril et la nécessité urgens.

Sur ces entrefaites, un jour, mon ami don Juan de Silva, alferez en activité, me vint voir et me dit qu’il avait eu des mots avec don Francisco de Rojas, de l’habit de Saint-Jacques, qu’il l’avait défié pour cette nuit même, à onze heures, chacun menant un ami, et qu’il n’avait personne autre que moi qui lui pût servir de second. J’hésitai un peu, craignant quelque coup monté pour me prendre. Lui, qui s’en aperçut, me dit : — Si ça ne vous va pas, rien de fait : j’irai seul, car je ne fierai mon flanc à nul autre. — Y pensez-vous ? répondis-je, et j’acceptai.

Au coup de cloche de l’oracion, je sortis du couvent et allai à