Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/132

Cette page a été validée par deux contributeurs.

même ton. Il m’enjoignit de sortir ou qu’il me couperait la figure. Me trouvant sans autre arme qu’une dague, je lui quittai le lieu, plein de rancœur. Quelques amis informés du fait me suivirent et m’apaisèrent. Le lendemain, un lundi, dans la matinée tandis que j’étais occupé à vendre dans ma boutique, le Reyes passa devant la porte et repassa. J’y pris garde, fermai la boutique, saisis un couteau et, courant chez un barbier, le fis passer à la meule et affiler en scie. Je me mis une épée qui fut la première que je ceignis, et voyant Reyes qui se promenait avec un autre devant l’église, j’allai à lui par derrière et lui criai : — Holà ! seigneur Reyes ! — Il se retourne, disant : — Qu’est-ce qu’on me veut ? — Celle-ci est la figure qui se coupe ! fis-je, — le balafrant avec le couteau d’une estafilade à dix coutures. Il porta les mains à sa plaie, son ami tira l’épée et me vint sus. J’en fis de même. Nous ferraillâmes et je lui entrai ma pointe par le côté gauche. Il tomba. Je courus à l’église. Tôt après, le corrégidor don Mendo de Quiñonez, de l’habit d’Alcantara, y entra, me mena à la prison (ce fut ma première) et me fit ferrer et mettre aux ceps.

J’avisai mon maître Juan de Urquiza, qui était à Truxillo, à trente lieues de Saña. Il accourut, parla au corrégidor et fit d’autres bonnes diligences, moyennant quoi il obtint l’allégement de ma prison. La cause suivit son cours. Je fus, après trois mois de plaids et procédures du Seigneur Évêque, restitué à l’église d’où j’avais été extrait. Sur ces entrefaites, mon maître me dit que pour sortir de ce conflit, éviter le bannissement et m’ôter du sursaut d’être tué, il avait imaginé une chose bienséante qui était de me marier à doña Beatriz de Cardenas dont la nièce était femme de ce même Reyes auquel j’avais coupé la figure ; ce qui arrangerait tout. Il faut savoir que doña Beatriz de Cardenas était la mignonne de mon maître, qui, par ce moyen, s’assurait de nous, de moi pour son service, d’elle pour son plaisir. Ils étaient, ce semble, tous deux d’accord, car, après avoir été restitué à l’église, je sortais de nuit et allais chez ladite dame qui me caressait fort. Prétextant la peur de la justice, elle me suppliait de ne pas rentrer nuitamment à l’église et de rester près d’elle. Une nuit, elle m’enferma, me déclara que, malgré que le diantre en eût, il me fallait dormir avec elle, et me serra de si près que je dus jouer des mains pour m’esquiver.

Je me hâtai de dire à mon maître qu’il ne pouvait être question d’un pareil mariage, que pour rien au monde je ne le ferais. Il s’y entêta et me promit des monts d’or, me représentant la beauté et qualités de la dame, l’heureuse issue de cette fâcheuse affaire et maintes autres convenances. Néanmoins, je demeurai