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L IDOLE. je jouais une étude de Gzerny, une grande étude en arpèges, qui ne vous laisse pas le temps de respirer. J’avais bien envie de planter là ma musique, mais Mademoiselle m’a dit de continuer et je suis restée à mon poste, droite comme un i, sur mon tabou- ret, faisant galoper furieusement mes doigts sur le clavier. J’au- rais mieux aimé prendre part à la conversation, car j’aime à la passionécouterM. Jacques,... il a toujours à dire des choses si nou- velles, au moins pour moi, si intéressantes, et il les dit si simple- ment. Il paraît qu’il est fort savant; on ne s’en douterait pas, tant il a de grâce, de naturel, d’enjouement, et un art si aimable de s’intéresser à chaque détail, même le plus insignifiant, de la vie de chacun. Je ne sais pas s’il est beau; Dagmar dit que non. Elle fait cependant beaucoup de frais pour lui plaire ; c’est assez son habitude, il est vrai, de s’emparer de tous ceux qui l’approchent, de se les assujettir. Elle convient, du reste, que M. Keller a une distinction parfaite de manières et d’esprit. Moi, j’aime ses yeux, et surtout sa voix. J’aurais bien voulu savoir ce qu’il disait à Mademoiselle; il parlait de Dagmar, car j’ai entendu distinctement son nom, à travers les dièses et les bémols, et ces malheureux arpèges qui montaient, et descendaient, et remontaient, et les ac- cords plaqués, boum! boum! Je ne voulais pas écouter. Ce n’est pas délicat d’écouter des gens qui parlent d’un air de confi- dence; j’aurais voulu entendre sans écouter, et malgré moi je ne pouvais m’empêcher d’allonger quelquefois les silences et de mettre des points d’orgue sur les demi-soupirs. J’aimerais tant savoir ce qu’il pense de Dagmar : il la trouve belle, cela est sûr et cela se voit; intelligente, elle l’est assurément. Bonne?... eh bien oui! elle est bonne, elle est généreuse, elle a de la noblesse, beaucoup de noblesse dans l’âme. Ainsi, c’est très bien, ce qu’elle a fait pour M. Jacques Keller; elle a entendu M. Sully Pru- d’homme et un autre académicien, je ne sais plus lequel, assurer qu’il avait beaucoup de talent, un talent rare; aussitôt, elle s’est fait apporter le recueil où se trouvait un article de lui, — il est charmant, par parenthèse, cet article — et elle a désiré con- naître l’auteur. Mais il paraît qu’il ne veut pas voir le monde et ne se prête pas aux visites. Alors, elle a imaginé, sachant qu’il n’est pas riche, de l’attirer à Maloussie, en lui offrant un travail intéressant et avantageux. C’est bien à elle, et, vraiment, je ne sais ce que l’on pourrait critiquer en cela, si ce n’est qu’elle est peut-- être un peu trop persuadée qu’elle lui a rendu un service inap- préciable, quand, au contraire, nous sommes tous, elle la pre- mière, très contensd’un élément nouveau et parfaitement agréable introduit dans notre cercle intime, par trop connu et épuisé. Et