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qui n’a que 2500 vers, ou a pu la décomposer en cinq chansons primitivement distinctes et chacun de ces poèmes en représentait originairement deux ou trois autres, en sorte que l’œuvre actuelle est comme la substance de dix épopées perdues. Et, dans ces œuvres composites, les parties les plus archaïques sont aussi les plus belles : dans le Couronnement de Louis, c’est la scène de la cathédrale d’Aix où Guillaume tue de son poing redoutable l’usurpateur, prend sur l’autel la couronne de France, la place sur la tête de l’enfant royal, débile et prête pour la tonsure, et inaugure ainsi son rôle de protecteur exigeant des rois. — Dans Raoul de Cambrai, c’est l’épisode où la mère de Raoul le maudit : à peine a-t-elle prononcé les paroles fatales, elle s’en repent ; mais l’imprécation, une fois lancée, ne revient plus ; elle prend forme et vie, au sortir des lèvres maternelles, comme la malédiction proférée par Œdipe contre ses fils, comme l’Erinnys qui enveloppe de son filet les héros d’Eschyle ; elle devient une sorte de divinité vengeresse qui trouble la raison du fils impie, lui inspire la desmesure, le précipite de crime en crime, personnage vraiment tragique, jusqu’à la mort sans repentir. Dans Ayméri de Narbonne, c’est le récit que l’AymeriIlot de la Légende des siècles a rendu célèbre. Telle fut la noblesse de la conception primitive qu’il a suffi à Victor Hugo de lire, non pas même le médiocre poème, alors inédit, de Bertrand de Bar-sur-Aube, mais un remaniement de ce remaniement, une méchante nouvelle romantique du Musée des familles, pour revoir soudain


Charlemagne, debout sur ses grands étriers,


et pour chanter sa colère. Qui sait si les imprécations épiques de l’empereur ne retentissaient pas, plus puissantes encore, dans l’œuvre du trouvère à jamais inconnaissable qui, au IXe siècle, les imagina le premier ?

Grâce à ces chansons et par un travail critique qui n’est pas encore achevé, il sera possible de reconstituer la poésie héroïque du IXe au XIe siècle. Elle nous renseignera sur les hommes du haut moyen âge mieux que les chartes et les chroniques monacales. On pourra, par l’étude des élémens anciens du Couronnement de Louis, de Raoul de Cambrai, des Aliscans, de Fierabras, des Loherains, reconstruire une quinzaine de chansons de Roland, aussi puissantes. Déjà, en face de ces fragmens archaïques, nous éprouvons la vanité de nos procédés de critique coutumiers et le respect de la grande originalité populaire.

A vrai dire, cette période primitive de l’épopée française ne nous est accessible que par un travail de reconstitution paléontologique. A l’époque où remontent presque toutes les rédactions