Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/889

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des travaux héroïques, comme une Chevreuse, une Longueville, ou une Princesse Palatine[1]. » L’Anglaise est une mère aimante, mais calme. Elle remplit consciencieusement son devoir. Dans toutes les classes, sauf dans l’aristocratie, elle nourrit elle-même ses enfans[2]. Elle veille sur eux et les dirige, mais son influence ne se traduit guère autrement que par une saine règle de vie établie et maintenue : rien qui ressemble à une sensibilité outrée ou à une tendresse passionnée.

Le jeune Anglais apprend de bonne heure, dès l’enfance, à connaître par lui-même les dangers du monde extérieur, les difficultés de la vie, le caractère des hommes, tout cela par expérience directe, à ses dépens ; le jeune Français est entouré par sa mère de soins incessans, préservé des moindres périls, des plus légers heurts[3]. Tandis que le jeune Anglais s’endurcit, s’aguerrit, le jeune Français reste neuf, frêle, timide, ou, s’il se risque, il manque au moment décisif de sang-froid, de coup d’œil. Sa mère était anxieuse de lui adoucir le présent, tandis que son père peinait pour assurer son avenir. Sans doute les mères françaises sont capables d’héroïsme dans les temps de crise, mais elles sont pusillanimes dans le train ordinaire de la vie. Que de carrières brisées, que d’entreprises anéanties, que d’initiatives paralysées par des mères qui « ne veulent pas se séparer de leurs fils » ! Lequel d’entre nous n’en pourrait citer vingt exemples ? Milne-Edwards, de passage à Oxford, il y a une vingtaine d’années, se promenait en compagnie d’un des chefs du parti whig et d’un professeur de géologie, célèbre pour sa science et sa franchise un peu rude[4].

  1. E. Renan, Essais de morale et de critique, p. 366.
  2. On sait qu’en France, dans la bourgeoisie riche, aisée ou même modeste, la mère abandonne, trop souvent à une nourrice le soin de nourrir son enfant.
    Un médecin de quartier, établi à Londres dans un district central, habité par la classe moyenne, me dit : « Dans les familles que je soigne, toutes les mères nourrissent elles-mêmes. » — Un grand médecin de Londres dont la clientèle est exclusivement aristocratique écrit : « Dans les classes élevées, les mères ne nourrissent pas ; elles disent toutes que. les conditions de leur existence et les devoirs sociaux les en empêchent. »
    La nurse n’est donc qu’exceptionnellement une nourrice ; en général elle fait office de bonne ou de gouvernante. La nursery est la chambre des enfans.
  3. Deux mères de famille françaises passent l’été à la campagne, en France, avec leurs enfans âgés de cinq à dix ans. L’une, Mme A., Parisienne, a épousé un Parisien et habite Paris. L’autre, Mme B., a épousé un Français depuis longtemps fixé en Angleterre, Mme B., qui a habité l’Angleterre depuis qu’elle est mariée, a subi l’influence du milieu ; elle élève ses enfans à l’anglaise. Toutes deux, pendant leur séjour à la campagne, envoient leurs enfans à l’école primaire du village voisin. Le fils de Mme B., qui a dix ans, fait 4 kilomètres tout seul sur les routes, comme un homme, pour se rendre à l’école, sans que sa mère soit le moins du monde émue ; Mme A., la Parisienne, fait conduire par la main ses fils, qui ont 10 et 11 ans, à l’école du village distante de 300 mètres.
  4. C’est l’homme politique qui m’a conté l’anecdote.